«Le NFP n’est pas l’extrême gauche»
Les élections législatives anticipées françaises ont donné lieu le 7 juillet au soir à des résultats déjouant tous les pronostics avec l’établissement de trois blocs clairs mais sans majorité. 182 sièges ont été gagnés par le Nouveau Front populaire (NFP), 168 pour Ensemble (députés centristes et issus du camp présidentiel) et 143 sièges pour le Rassemblement national (RN) et ses alliés.
Ce sursaut à gauche s’est établi en dépit d’une campagne qui, au sein d’une large partie du champ politique, du camp présidentiel à la droite nationaliste, s’était accordée pour qualifier le NFP d’«extrême gauche», en dépit des récusations de tous les partenaires de cette coalition. Répétée telle une antienne, cette caractérisation ne résiste pas à une analyse sérieuse et honnête.
Dans les faits, il s’agit d’une stratégie de communication politique ayant pour but de diaboliser et de disqualifier l’ensemble des gauches, érigées en ennemies, tout en insistant sur le caractère supposément anti-économique, liberticide, brutal de leur vision du monde et de leurs propositions.
Ce discours stigmatisant permet aussi au RN de se présenter comme une alternative à la fois crédible, sérieuse, soucieuse de respecter les grands équilibres économiques et les institutions démocratiques.
«Extrême gauche», un courant tout sauf homogène
Commençons par définir succinctement les contours historiques et politiques de ce courant politique, tout sauf homogène, à qui est accolé l’étiquette «extrême gauche»: on comprendra alors que le NFP n’est précisément pas d’«extrême gauche».
Si la définition de l’extrême gauche ne fait pas consensus, certains chercheurs préfèrent parler en termes de «gauches alternatives», chacun reconnaît cependant sa dimension plurielle. Selon la chercheuse en sciences politiques Christine Pina, elle recouvre «de nombreuses réalités qui, tout en ayant des racines historiques communes, se sont diversifiées selon les scènes politiques nationales, les formes de lutte contre le système capitaliste et les profils des différentes générations de militants».
Malgré les oppositions et différences de cultures militantes entre trotskistes, maoïstes, communistes libertaires ou anarchistes, ceux-ci partagent trois dénominateurs communs permettant de les distinguer dans le champ politique
à gauche.
• Un projet de transformation révolutionnaire de la société. Tout en admettant des revendications immédiates et transitoires comme celle d’un meilleur partage de la valeur ajoutée au profit des salariés, les «extrêmes gauches» défendent d’abord un programme maximaliste dans lequel l’abolition du modèle capitaliste (on parle aussi aujourd’hui du capital fossile) occupe une place centrale.
En ligne avec une vision marxiste de l’histoire et de la société divisée en classes sociales aux intérêts irréductiblement antagonistes, ces organisations internationalistes et révolutionnaires militent pour la suppression de la propriété privée et lucrative des moyens de production et de la subordination salariale en vue d’y substituer une «association libre et égalitaire des producteurs» autogouvernés et émancipés de la domination capitaliste, pour reprendre les mots de Lénine.
Or, personne à gauche, y compris à La France insoumise, en dépit de leurs critiques radicales du néolibéralisme économique, ne défend un tel processus qui consisterait par une transformation du droit positif à organiser, même graduellement, la disparition de l’exploitation capitaliste et le paradigme de la concurrence.
• Une stratégie de conquête révolutionnaire du pouvoir d’Etat. Si des organisations d’extrême gauche, telles les trotskistes de Lutte ouvrière (LO) ou de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), se sont régulièrement présentées aux élections depuis 1969, et ont même eu des élus municipaux en 1983 ou européens comme en 1999, toutes partent du postulat que les élections et le système parlementaire constituent une impasse pour qui entend rompre avec le système capitaliste et émanciper le travail.
Elles s’accordent aussi sur l’hypothèse stratégique d’une «grève générale insurrectionnelle», autrement dit une version réussie d’un nouveau mai-juin 68 où se poserait la question de la prise et de l’exercice du pouvoir par les salariés à partir des entreprises collectivement occupées.
C’est une différence fondamentale avec les gauches institutionnelles. Ainsi, le Parti communiste français (PCF) défendait-il dans les années 1970 contre les organisations «gauchistes» honnies une «transition pacifique vers le socialisme», tandis que LFI, avec «la révolution citoyenne» théorisée par Jean-Luc Mélenchon, répète que son ambition de conquérir le pouvoir d’Etat est strictement subordonnée au respect de la règle majoritaire.
Cela suppose enfin un rapport spécifique de l’extrême gauche à la violence politique, vue comme «l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle», pour reprendre les mots de Karl Marx. Quelle qu’elle soit sa forme, il ne s’agit pas d’une fin en soi, mais plutôt d’une conséquence du refus de «la bourgeoisie capitaliste» de se laisser déposséder de ses pouvoirs sans user d’une répression étatique implacable.
• Une critique radicale des gauches institutionnelles. Trotskistes et maoïstes ont historiquement eu pour projet de construire de nouveaux partis communistes d’avant-garde, capables d’organiser et d’entraîner la classe ouvrière à la faveur d’une crise révolutionnaire. A contrario, les gauches institutionnelles sont dénoncées sans ambages, car elles auraient renoncé à toute ambition révolutionnaire, et seraient devenues de facto des partis «réformistes» et «électoralistes» dont le programme s’inscrit à l’intérieur du consensus du «capitalo-parlementarisme», pour reprendre l’expression du philosophe Alain Badiou.
Avant et après la césure de Mai 68, par-delà leurs divergences, tous les courants d’extrême gauche se sont positionnés et se sont construits résolument en opposition au PCF, puis au Parti socialiste (PS). La seule lecture du «contrat de législature du NFP» devrait permettre logiquement d’en déduire sa nature politique réelle et de prévenir confusion et amalgame.
Un programme «juste» de gauche
Comme en 2022 avec la Nouvelle Union populaire écologiste et sociale (Nupes), les gauches, si elles devaient – scénario non concrétisé – arracher la majorité absolue à l’Assemblée nationale, n’envisagent nullement d’enclencher un processus de réformes structurelles qui auraient pour objectif d’ouvrir, même graduellement, «la voie au socialisme», comme les gauches unies en 1972 autour du «programme commun de gouvernement» en avaient officiellement l’ambition.
Aussi, contrairement aux cris d’orfraie de certains qui font croire que le NFP ambitionne d’édifier une «économie administrée», ni l’économie de profit, ni la libre entreprise, ni le principe de la libre concurrence ne sont évidemment menacés.
Par ailleurs, il n’est à aucun moment question d’autogestion, de nationaliser un seul secteur clé de l’économie ou de créer un pôle public bancaire. L’ambition réformatrice des gauches n’est certes pas négligeable, mais elle est sans commune mesure avec le projet de société des extrêmes gauches, et même sans comparaison avec le « changement » porté conjointement par le PCF et le PS dans les « années 68 ». Il faut se souvenir qu’en avril 1979 les socialistes débattaient au congrès de Metz pour déterminer quelles seraient les réformes de structure qui permettraient de «sortir du capitalisme en 100 jours».
D’abord soucieuses de lutter contre les injustices les plus criantes, les gauches unies défendent une politique de compromis social, qui se traduirait notamment par la mise en œuvre d’une politique classiquement keynésienne de relance de l’activité économique. Il s’agirait de soutenir la demande des ménages, notamment ceux qui ont la plus grande propension à consommer, c’est-à-dire les salariés les plus modestes.
Aussi est-il prévu dans ce nouveau «programme commun» une hausse importante du salaire minimum (1600 euros net [contre 1398,69 euros actuellement]), la remise en cause de la désindexation des salaires sur l’inflation dans un contexte de hausse durable des prix, ou encore «une nuit du 4 août» en matière de fiscalité pour rendre l’impôt plus confiscatoire pour les fortunes indécentes et plus redistributif pour les classes moyennes basses et populaires.
Redonner du pouvoir d’achat aux salariés
Par cette autre répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail et cette politique correctrice des inégalités de revenus par le truchement de l’impôt, les gauches entendent d’abord redonner du pouvoir d’achat aux salariés pour les inciter à davantage consommer et ainsi aider les entreprises à remplir leur carnet de commandes pour les inciter à embaucher et faire in fine… davantage de profit.
On peut être pour ou contre cette politique économique de type keynésienne qui cherche aussi à résoudre la crise écologique globale. Si on peut considérer qu’elle entraînera l’enrichissement dramatique des coûts de production unitaires et donc se traduire «par une perte brutale de compétitivité des entreprises françaises» comme le postule la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), elle ne peut pas être qualifiée raisonnablement d’«extrême gauche».
Enfin, si contrairement à la Nupes en 2022, le NFP s’est élargi au NPA qui, à travers la candidature de Philippe Poutou, a voulu donner une traduction concrète à son antifascisme constitutif, il est très significatif qu’elle n’inclut pas en son sein d’autres organisations anticapitalistes révolutionnaires.
Aussi, le parti Lutte ouvrière (LO) a tenu à présenter 550 candidats «communistes révolutionnaires», fustigeant cette «nouvelle mouture d’union de la gauche», mettant en garde les électeurs contre ces partis de gauche qui quand «ils ont exercé le pouvoir, se sont pliés à la volonté de la grande bourgeoisie en attaquant les classes populaires, ils ont trahi et désorienté les travailleurs, et l’extrême droite a progressé», tandis que l’organisation trotskiste Révolution permanente, qui n’a de cesse de dénoncer depuis des années le «néo-réformisme» de LFI et qui qualifie le NFP de «vieux front populaire», a présenté ses deux porte-parole, Anasse Kazib et Elsa Marcel, assumant de «mener une campagne à contre-courant».
Aurélien Dubuisson est historien, Chercheur associé au CHSP, Sciences Po.
Paolo Stuppia est sociologue, membre du CESSP (Centre européen de sociologie et de science politique), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
En corédaction avec Hugo Melchior, historien spécialiste des extrêmes gauches et des mouvements étudiants.
Cet article est paru en version annotée sous le titre «Pourquoi le Nouveau Front populaire et son programme commun ne sont pas d’‘extrême gauche’» dans The Conversation, https://theconversation.com/fr