L’impasse
Commentant sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale et de précipiter les élections, le président français Macron en appelait à une «clarification politique». Force est de constater aujourd’hui que l’opération a toutes les chances de tourner au fiasco – que le RN emporte la majorité absolue ou que l’échiquier politique soit plus confus encore qu’hier. Pour le reste, le premier tour des législatives n’a, en effet, pas été avare en clarifications diverses: 1) Le néolibéralisme porte en lui l’illibéralisme «comme la nuée porte l’orage» et les seconds tours Macron-Le Pen de 2017 et 2022 n’opposaient, en somme, que la cause à sa conséquence. 2) En établissant une symétrie entre extrême droite et sociaux-démocrates mélenchoniens, la droite dite «républicaine» et un certain centre (quand ce n’est pas un certain centre-gauche) ont largement ébréché le front républicain. 3) La Bourse s’est réveillée, lundi, avec un indice en hausse – révélant l’indifférence de l’oligarchie économique à la perspective de l’accession du racisme au pouvoir et surtout, à la vérité, son soulagement d’éviter une réévaluation du SMIC et une réforme fiscale rééquilibrant (modestement) le partage de la valeur ajoutée entre Capital et Travail.
Faut-il néanmoins se soumettre sans ciller au jugement des urnes? Les près de 11 millions de suffrages qui se sont portés sur des candidats d’extrême droite n’expriment-ils pas un clair verdict démocratique?
La démocratie n’est pas réductible à des modalités électives; elle tient en un Etat de droit, en une solide éducation civique des citoyens, en des occasions de délibérations concrètes dans tous les espaces de la vie sociale, en des corps intermédiaires considérés, en une équité du débat public, en une information libre et, last but not least, en des valeurs d’égalité et de liberté indépendantes de toute vogue ou disgrâce conjoncturelle.
Ne minorons cependant pas les faits: le 30 juin est plus qu’une semonce. Comment en est-on arrivé là, en France – et ailleurs aussi, en Hongrie, en Italie, en Slovaquie, en Finlande, en Argentine, etc.?
Depuis cinquante ans, une contre-révolution néolibérale est à l’œuvre. Une forme de gouvernance mondialisée – pilotée par le Forum de Davos, l’Union européenne, le G7, les plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale – a couvert le colonialisme de nouveaux oripeaux et suscité la rupture avec le «compromis fordiste» issu de la Seconde Guerre mondiale.
Dans un récent essai (De l’émeute à la démocratie, 2024), Alain Bertho pointe l’une des sources théoriques de ce mouvement: le célèbre rapport de la Commission trilatérale publié en 1975 et signé par les sociologues français Michel Crozier, japonais Joji Watanuki et par le fameux politiste étasunien Samuel Huntington. Entérinant la mise à l’écart du peuple et l’instauration du marché comme mode de régulation prépondérant, ce brûlot a contribué à abaisser les services publics, la sécurité sociale, la logique des droits, à disqualifier la rue, les partenaires sociaux jusqu’aux instances politiques nées de la modernité. Pointant l’indifférence méprisante du pouvoir aux mobilisations populaires, cherchant à nommer la rupture advenue entre le cratos et le dèmos, l’anthropologue Sylvain Lazarus parle d’«Etat séparé» (L’Intelligence de la politique, 2013).
Comme la frustration et la colère menaçaient d’unir les classes populaires, l’Etat néolibéral en alimenta les divisions, mit en concurrence les nationaux et les étrangers, fit de la laïcité l’instrument d’une stigmatisation des musulmans, entretint la haine envieuse à l’encontre des «bénéficiaires» de l’aide sociale, dénonça le «pognon de dingue» (Macron) dépensé pour les chômeurs et autres «assistés», amplifia le discours de la «fraude sociale», etc.
Mais que propose effectivement l’extrême droite française aux travailleurs et aux déclassés? D’augmenter les salaires par le subterfuge d’une baisse des cotisations sociales – autrement dit par la réduction d’un revenu socialisé, différé… D’abaisser la facture énergétique non pas par la souhaitable socialisation de l’énergie, mais par une réduction de la TVA – laquelle ne manquera pas de «légitimer» ensuite une attaque en règle des services publics au titre de l’équilibre des comptes publics et, donc, la privatisation de l’audiovisuel public, l’austérité sociale, etc. Quant aux étrangers et autres binationaux, outre les avanies cuisantes d’un racisme quotidien décomplexé, les attend la perte de nombreux droits.
Comment en est-on arrivé là?
Quand le peuple persiste à se révolter comme lors du mouvement des Gilets jaunes, lors de l’opposition à la réforme des retraites ou à l’occasion du soulèvement contre la constitution de mégabassines, la résistance est criminalisée. Dans l’espace public, la répression supplante la négociation tandis qu’au parlement, le 49.3 évince le vote des élus. Quelles modalités d’expression reste-t-il aux «gens qui ne sont rien» (Macron)? L’émeute et le vote protestataire…
L’oligarchie est parvenue à entraver l’appréhension classiste de la situation. Incapable – devant l’explosion des inégalités – de populariser une orientation seulement libérale, l’élite s’accommode d’une réponse libérale-nationaliste, identitariste – laquelle présente l’avantage insigne de ne pas rogner la rentabilité du Capital.
Pour que la France renoue avec l’esprit universel, internationaliste de 1789, 1848, 1871, 1936 ou 1945, autrement dit redevienne le symbole de conquêtes émancipatrices, il convient de s’organiser, d’unir «les beaufs et les barbares» selon l’abrupte formule d’Houria Bouteldja, d’imaginer un récit commun, de bâtir une nouvelle hégémonie culturelle. Espérons que la catastrophe ne soit pas – comme trop souvent dans l’Histoire – la condition du sursaut.