En France, faire front populaire…
Les résultats électoraux du premier tour des élections législatives françaises auront déçu celles et ceux d’entre nous qui croyaient au miracle. Pourtant, les sondages effectués au lendemain des européennes donnaient 35% au Rassemblement national (RN) contre 25% au Nouveau Front populaire (NFP).
Après trois semaines de campagne, l’écart s’est resserré, avec 33,1% pour le RN et ses alliés et 28,0% pour le NFP. La différence est donc passée de 10 à 5 points. Le compte n’y est certes pas, mais une dynamique est en marche.
En vue du second tour dimanche prochain, il ne faut pas renoncer à une victoire encore possible du NFP, notamment en tentant de mobiliser les 33% d’abstentionnistes – et parmi eux, les 43% de jeunes de 18 à 24 ans, dont la tranche d’âge a voté à 48% pour le NFP. Pourtant, il faut admettre qu’une majorité relative du NFP est aujourd’hui très improbable, compte tenu des données du premier tour.
Empêcher le RN d’avoir la majorité absolue. En revanche, il est encore possible d’empêcher le RN de gagner la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale, même si la tâche ne sera pas simple.
En effet, la diabolisation du NFP par la grande majorité des médias, de même que par la droite macroniste (20,0% des suffrages) et les Républicains (6,6%), rend aujourd’hui plus difficile le désistement de leurs candidat·es et le report des voix de leur électorat en faveur du NFP lorsque que ces candidat·es sont arrivé·es en troisième position.
Cet objectif n’est pas comparable à celui qui consistait à voter Macron pour battre Marine Le Pen au second tour des présidentielles de 2022, d’abord parce que la victoire du RN était alors improbable, mais aussi parce qu’une seconde présidence de Macron ne pouvait que préparer la déferlante RN à laquelle nous assistons. Aujourd’hui, il s’agit d’empêcher l’extrême droite, au seuil du pouvoir, de s’emparer des commandes de l’appareil d’Etat et de les utiliser à son profit.
Les résultats de ce premier tour sonnent le tocsin pour la gauche. Le RN a recueilli 9,3 millions de voix (10,6 millions avec ses alliés). 57% des ouvriers et ouvrières et 44% des employées et employés ont glissé un bulletin de l’extrême droite dans l’urne. Ce coup de tonnerre, certes largement annoncé, doit conduire les forces de gauche, populaires et démocratiques, à se ressaisir pour combattre le mal à la racine. Il est minuit moins cinq!
Quelles responsabilités? Nul n’est besoin de rappeler les responsabilités des gouvernements «de gauche», qui n’ont cessé de mener des politiques de droite depuis les années 1980. Pour autant, la gauche radicale doit aussi interroger son incapacité à construire une force politique large, hors des échéances électorales au-delà des grandes villes, implantée dans les milieux populaires et organisée démocratiquement sur le terrain.
Il ne suffit pas de proclamer le Nouveau Front populaire pour reconquérir le cœur de celles et ceux qui se sentent abandonnés par la gauche depuis plusieurs dizaines d’années. Encore faut-il que son programme dessine un horizon d’attente capable de conquérir l’esprit des larges masses.
Pour cela, il doit défendre la justice économique et sociale par des mesures concrètes, qui passent notamment par la restauration et l’extension des services publics et des assurances sociales. Ceux-ci ont été sacrifiés par les politiques néolibérales d’austérité et de privatisation qui génèrent une explosion des inégalités et de la désaffiliation sociales.
Comment ne pas comprendre qu’un nombre croissant de personnes modestes estiment aujourd’hui plus réaliste, en l’absence d’une perspective de rupture avec l’ordre des choses, d’exclure les immigrant·es d’une redistribution de prestations sociales en régression constante que d’imposer plus fortement les profits et la fortune des capitalistes?
Un contre-populisme de gauche. Etienne Balibar a récemment proposé quelques pistes pour transformer le Nouveau Front populaire, de virtualité souhaitable en instrument concret de repolitisation et de mise en mouvement d’un «peuple de gauche» renouvelé. Pour cela, il le conçoit comme un «contre-populisme» qui mise sur l’auto-activité de larges secteurs de la société, alors que le populisme d’extrême droite table sur la passivité du peuple et le suivisme à l’égard des leaders.
Que faire? Il suggère de partir des principaux mouvements sociaux qui ont agité la société française par en bas au cours de ces dernières années. S’ils ont été plus ou moins étouffés, ils n’ont pas été détruits. Certes, ils ne sont pas réductibles à des groupes sociaux ou à des idéologies homogènes, mais leur force est d’avoir été «populaires» en incarnant dans la lutte les exigences de la situation et du moment.
Des luttes offensives qui montrent le chemin. Quels sont ces mouvements?
1) «Nuit debout», en 2016, alliant la défense des droits du travail contre la loi Hollande-Valls et l’exigence de démocratie participative;
2) Les «gilets jaunes», en 2018-19, combinant défense du pouvoir d’achat, occupation symbolique du territoire et aspirations démocratiques (revendication d’un référendum d’initiative populaire);
3) Les mobilisations du personnel des soins et du social face à la crise du Covid-19, contre la pénurie de moyens des services publics de base, soutenues par de larges secteurs de la population;
4) Les révoltes des banlieues contre le racisme institutionnel et les violences policières, qui ont touché l’ensemble du pays, en juin 2023, et se prolongent par des formes d’auto-organisation des quartiers;
5) Le mouvement de masse contre la réforme des retraites, en janvier-mars 2023, qui a galvanisé l’ensemble du pays et contribué à la reconstruction d’une Intersyndicale redonnant voix à la lutte des classes;
6) Les «Soulèvements de la terre», de même que d’autres mobilisations contre l’exploitation des sols et l’épuisement des nappes phréatiques au profit de l’agriculture intensive, qui constituent le principal ferment d’internationalisme dans le monde actuel;
7) Les mouvements féministes qui ne sont pas réductibles à #MeToo, même si cette thématique a révélé l’importance que revêt aujourd’hui pour toutes les femmes, la lutte contre l’inceste, le viol et la brutalité viriliste.
J’ajouterais pour ma part le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien, porté par de nombreux collectifs de base autoorganisés, qui associe la lutte contre le racisme en France avec la solidarité anticolonialiste internationale.
Ces mouvements certes hétérogènes ont en commun de montrer dans l’action une capacité de passer de la défensive à l’offensive et de transformer la colère ou le désespoir «en affirmation d’un droit, d’une solidarité et d’une volonté de transformation du ‘monde’ dans le sens de l’égalité et de la justice». Chacun d’eux dessine à sa façon «une utopie concrète sans laquelle il n’y a pas de politique émancipatrice».
La constitution d’un front social unifié suppose la perception vécue que les revendications de chacun de ces mouvements ont une portée universelle, parce qu’elles répondent à des causes communes. Mais cette perception ne peut passer que par l’expérience partagée de nombre d’activistes sur plusieurs de ces fronts, par leurs échanges mutuels, de même que par leur réunion au coude à coude dans le cadre des mobilisations les plus larges, comme celle pour la défense des retraites.
Dans ce contexte, plus que jamais, la gauche anticapitaliste doit rejeter les slogans abstraits et les constructions sectaires en s’efforçant de défendre un ensemble de revendications qui parte des préoccupations essentielles des secteurs sociaux en lutte pour proposer des réponses unifiantes en rupture avec les logiques du capital et de l’Etat bourgeois.
Faire front populaire avec le mouvement social, c’est soutenir, pour paraphraser Marx, la mise en mouvement de celles et ceux d’en bas qui abolit l’état actuel des choses.
* Ancien député genevois Ensemble à gauche-Union populaire, historien.