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«Les idiots utiles ne sont pas toujours ceux qu’on croit»

Démontant l’argument qui fait de la politique d’influence russe le premier vecteur de la montée des populismes en Europe, Nicolas Rousseau renvoie les gouvernements occidentaux à leurs propres responsabilités.
Analyse

Nous voilà abreuvés d’informations sur les interférences russes dans nos sociétés. A entendre certains commentateurs, elles expliqueraient la montée du populisme, dont le scrutin européen de dimanche a marqué l’essor. Les contrer, là résiderait le salut de nos démocraties! Quant à ceux qui défendent une solution négociée en Ukraine, c’est tout juste s’ils ne sont pas traités d’idiots utiles, pour reprendre l’appellation qui, durant la guerre froide, désignait les relais occidentaux de la propagande de Moscou.

Il serait vain de nier le phénomène: que Poutine veuille attiser les divisions et les frustrations des populations du continent, c’est de bonne guerre. Il agit là à l’instar de tous les Etats qui entendent exploiter les failles de l’adversaire, comme procèdent aussi aujourd’hui les Etats-Unis, les monarchies du Golfe ou Israël via leurs think tanks ou leurs lobbies, dont les immixtions dans notre vie politique ne semblent d’ailleurs pas créer autant de remous.

Cela dit, n’allons pas pour autant faire de Poutine l’unique initiateur des idées populistes ou illibérales, lesquelles ne l’ont pas attendu pour coloniser nos pays. La plupart des mouvements qui les portent ont prospéré bien avant la guerre en Ukraine et se sont du reste souvent nourris d’antisoviétisme. Et si certains se sont ensuite rapprochés de la Russie, d’autres n’ont pas manqué de dénoncer son impérialisme; prenez Madame Meloni en Italie, dont l’influence s’est raffermie depuis qu’elle fraie avec Zelenski, elle dont le traditionalisme ne déplairait pourtant pas aux agents du Kremlin – travail, famille, patrie. Gageons même que si l’ultraréactionnaire Trump est élu en novembre, nos dirigeants iront tous le congratuler et qu’aucun ne lui reprochera de négliger l’Ukraine. L’idée d’un prétendu choc des civilisations ne tient donc pas ici, puisque tant les opposants à Poutine que ses partisans professent souvent le même conservatisme.

En plus, à force de brandir la menace russe, voire de l’exagérer, les pouvoirs européens ne font que répandre une peur de la guerre dont profitent justement les partis nationalistes, qui ont beau jeu de dire que le conflit ukrainien ne concerne pas directement nos populations, dont les préoccupations sont ailleurs. Voyez la France: depuis que Macron appelle à une action militaire en Ukraine, le Rassemblement national ne cesse de progresser, arguant que l’Elysée ne cherche qu’à éluder les vrais défis posés aux Français, économiques et sociaux. A la suite de la dissolution du parlement, le voilà même près de croître encore, voire de gouverner.

Voilà bien le fond du problème. En insistant sur les ingérences russes, nos gouvernements ne font qu’escamoter leurs propres responsabilités dans les frustrations qui alimentent la montée du populisme; ils ont encouragé un ultralibéralisme qui a marginalisé nos classes populaires et moyennes, ils ont déserté certains territoires, ont laissé croître les inégalités (nos sociétés n’ont jamais compté autant de millionnaires). Et flirtant avec leurs adversaires, ils vont maintenant jusqu’à chercher à ces difficultés des boucs émissaires faciles – l’immigré, l’écologiste, l’étudiant altermondialiste. Certains reprennent jusqu’aux pratiques autoritaires qu’ils dénoncent chez leur ennemi, contrôle accru des ONG, alignement de l’information sur la pensée manichéenne dominante, diabolisation de l’opposition, désignée comme défaitiste sitôt qu’elle critique le bellicisme ambiant.

Et demain, ils s’étonneront que la xénophobie et le nationalisme s’exacerbent, que se perde la plus élémentaire solidarité internationale, ne serait-ce qu’à l’égard du réchauffement climatique!

Quant à la crédibilité de nos idéaux démocratiques, pas besoin de Poutine pour la saper aux yeux du monde. Sous prétexte qu’il appartient au club des démocraties et par peur d’être taxés d’antisémites, nous laissons un Etat comme Israël accomplir les pires crimes en Palestine. Souvent muets, pour ne pas dire complices, nos gouvernants ne font là que discréditer leurs propres valeurs! Quel bel argument ils offrent ici à tous ceux qui dénoncent l’hypocrisie de l’Occident!

Comme quoi les idiots utiles du populisme en Europe, ce sont peut-être ceux qui reprennent chez nous les discours poutiniens, mais ce sont aussi tous ces milieux qui, sous couvert de défendre notre idéal de justice, de liberté et d’égalité, ne veulent pas reconnaître qu’ils sont les premiers à l’avoir affaibli.

L’auteur et essayiste et écrivain, Boudry (NE).

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