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«Un urgent besoin de non-violence»

L’Inde saura demain qui est son nouveau premier ministre. Leader du mouvement des paysans sans voix, Rajagopal P.V revient sur une campagne électorale marquée, à défaut de véritable débat, par la politisation des tensions communautaires. Tandis qu’à l’échelle internationale, l’activiste gandhien déplore un monde «contaminé par l’idéologie d’extrême droite».  
«Un urgent besoin de non-violence»
Rajagopal P.V.: «[Aujourd’hui que] l’humanité paraît encline à tester toutes les armes qu’elle possède, (…) nous avons plus que jamais besoin de renforcer la non-violence.» (photo: en visite au Palais fédéral à Berne, juin 2019). BENJAMIN JOYEUX
Inde

A la veille des résultats des élections indiennes, Rajagopal P.V, leader du mouvement des paysans sans voix Ekta Parishad, fait le point sur le contexte politique explosif d’un scrutin dont le grand favori était le premier ministre sortant, le nationaliste hindou Narendra Modi.

Rajagopal se bat depuis des décennies pour la non-violence et un modèle de développement favorable à tous, en particulier les petits paysans des zones rurales, grands oubliés de la modernisation indienne. A l’origine de grandes marches non-violentes dans la droite ligne de Gandhi, l’activiste indien avait organisé la «Jai Jagat», une marche, partie de Delhi en octobre 2019, qui devait rejoindre le siège des Nations Unies à Genève en septembre 202021>«Jai Jagat: Les héritiers de Gandhi sur la route pour un monde qui marche», LVSL, 31.12.2020,
tinyurl.com/y3xdk3s
et que la pandémie avait interrompue. Il sera de passage à Genève courant juin. Entretien.

Quel a été le contexte général de ces élections?

Rajagopal P.V: Deux blocs se sont affrontés: d’un côté, l’Alliance nationale démocratique (NDA) dominée par le parti nationaliste d’extrême droite au pouvoir, le BJP de Narendra Modi et, de l’autre, la coalition India autour du parti du Congrès de Rahul Gandhi. Les questions de fond n’ont pas été abordées tant le champ politique est polarisé, comme lors des élections de 2019. La campagne s’est jouée sur des questions de communautés religieuses. Par exemple, en janvier dernier, il y a eu cette inauguration très controversée d’un temple hindou à Ayodhya qui visait surtout à gagner le vote de cette communauté2>«Inde: inauguration d’un temple hindou construit sur les vestiges d’une mosquée», euronews, 22.01.2024, tinyurl.com/45rp3ryh. Il n’y a pas eu de débat politique mais deux camps qui promettaient la gratuité d’un certain nombre de biens. On est à l’opposé de la philosophie de Gandhi qui rêvait d’une population indienne autosuffisante.

Des promesses en guise de programmes

Etre celui qui promet le plus pour espérer récolter le plus de voix: le phénomène a toujours existé en Inde, mais il a pris des proportions folles ces derniers temps. On n’a absolument pas parlé de vision ni de programme pour le pays. C’est une situation douloureuse pour la démocratie, que l’on peut également observer aux Etats-Unis. J’aimerais vraiment que l’on ait de véritables débats politiques pour l’avenir de mon pays.

En 2020, des centaines de milliers d’agriculteurs s’étaient mobilisés jusqu’à obtenir du gouvernement de Narendra Modi l’abrogation de sa réforme agraire. Des manifestations ont repris au début de cette année3>«Inde: Le retour des mobilisations paysannes», Cadtm, 12.04.2024, tinyurl.com/3nnks8xh. Où en est-on?

Les grandes manifestations de 2020-2021 avaient réussi à obtenir le retrait des lois tant décriées4>«Inde: Lire les lois agricoles sèment le trouble», Institut Montaigne, 30.11.2021.car les paysans étaient ensemble, très largement réunis et relayés par des syndicats et des partis. Cette fois-ci, ce sont principalement les agriculteurs en provenance des Etats du Pendjab et de l’Haryana qui ont pris la route, sans véritable portée nationale. Ce qui a mis également à jour les divisions au sein du monde agricole indien. Habituellement en période électorale, le gouvernement préfère discuter. Cette fois-ci, il n’a même pas parlé aux paysans et a tenté d’écraser leur mobilisation. Cela démontre que le gouvernement Modi n’est pas disposé à céder aux demandes des agriculteurs, en particulier sur la garantie du prix minimum de soutien aux produits agricoles5> «Les agriculteur·trices indien·nes protestent à nouveau», Via Campesina, 14 fév. 2024, tinyurl.com/mwhr8h29. Au lieu de cela, il préfère accorder des subventions aux firmes agro-industrielles, vieille habitude des politiciens indiens.

Et concernant la problématique de l’accaparement des terres, vaste sujet en Inde?

La question des petits paysans sans terre, et en particulier des femmes paysannes, n’a pas été abordée durant la campagne. Sur le volet social, le BJP a plutôt compté sur le bilan du programme du «logement pour tous» (Pradhan Mantri Awas Yojana) porté par Modi6>«Pradhan Mantri Awas Yojana: Features, Eligibility Criteria…», The Times of India, 16.12.2019, tinyurl.com/5cr7as2a. Ils ont essayé de faire croire que le premier ministre avait fourni des logements à des millions de gens en jouant sur les chiffres. Un peu comme ils avaient pu le faire sur la question des toilettes7>«Narendra Modi, le Monsieur Toilettes de l’Inde», Le Temps, 07.10.2019, tinyurl.com/ycn7cune, des résultats bien souvent invérifiables en termes d’utilisation réelle.

Le parti du Congrès n’a pas de bilan à défendre et il a parlé de ce qu’il ferait s’il gagnait, notamment en termes d’emploi, car c’est un immense défi dans notre pays. Le Congrès a promis la parité dans l’accès à l’emploi, un revenu minimum pour chaque jeune au chômage avant son premier emploi, etc. Les gens semblaient enthousiastes le temps des meetings, mais guère davantage, sachant pour la plupart à quoi s’en tenir en termes de promesses.

Et vous, l’organisation Ekta Parishad, vous êtes-vous impliqué·es dans le processus électoral?

La question des sans terres et de l’accaparement de terres a en fait été totalement absente de la campagne, alors nous essayons de la mettre au cœur de l’agenda politique en lançant une nouvelle plateforme de la société civile basée sur l’idée de Janadesh8> Janadesh, en hindi, signifie «verdict du peuple». Ekta Parishad avait initié une première grande marche internationale en 2007 intitulée «Janadesh 2007», tinyurl.com/mt98an2v. Mais notre présence s’est limitée à 45 circonscriptions électorales sur 543.

Des ONG devenues frileuses

Le gouvernement surveille de très près la société civile et peu d’ONG veulent prendre le risque de s’impliquer dans le champ politique, craignant de se voir annuler leur accréditation FCRA9> Le Foreign Contribution Regulation Act (FCRA) est une loi qui encadre depuis 1976 les fonds provenant de l’étranger qui financent les très nombreuses ONG indiennes. Le gouvernement Modi a utilisé le FCRA comme moyen de pression, en exerçant un chantage au financement auprès des organisations trop critiques à son égard (par exemple Amnesty international: tinyurl.com/mt98an2v)leur permettant de recevoir des fonds de l’étranger. Ainsi elles sont devenues beaucoup plus frileuses qu’avant et se limitent désormais à inciter les gens à aller voter.

Le premier ministre ne semble concerné que par les questions de communautés religieuses et a notamment multiplié les déclarations discriminatoires à l’encontre des musulmans. Ainsi vous opposez 80% de la population aux 20% restants, divisant la société entre hindous, musulmans, chrétiens, etc. C’est très préoccupant, pour toutes celles et ceux qui, comme moi, ont lutté pendant des années pour la paix et l’harmonie entre les communautés, de voir que la haine et la discrimination sont utilisées pour gagner des élections. Nous savons ce qui risque de se passer pour ces cinq prochaines années si le BJP gagne à nouveau.

Il y a tout de même beaucoup de gens qui ne veulent pas voir leur pays fracturé par ces divisions, souhaitant l’harmonie communautaire et rejetant la corruption pour plus de démocratie. C’est sur cette ligne que la coalition d’opposition pourrait prendre l’avantage. Mais ce n’est sans doute pas ce qui va se passer, vu l’immense quantité d’argent qui a été investi par le pouvoir actuel pour gagner10>Les élections indiennes de 2024 seront sans doute les plus chères jamais organisées, avec des dépenses estimées à près de 1200 milliards de roupies (env. 13 milliards d’euros), soit 3 milliards de plus que pour la présidentielle étasunienne de 2020., ou la façon dont la commission électorale et les autres organes du pouvoir ont été instrumentalisés. Face à cette victoire annoncée, il est difficile de renverser la situation. Mais si jamais c’était le cas, dans un monde qui glisse irrémédiablement vers l’extrême droite, ce serait un soulagement en Inde et partout ailleurs.

Vous aviez prévu de venir à l’ONU à Genève en septembre 2020 pour promouvoir la non-violence comme instrument de mise en œuvre de l’Agenda 2030 de la durabilité. Au vu de l’actualité internationale – guerres en Ukraine, à Gaza… – et du fait que vous serez prochainement de passage en Europe, quel message souhaitez-vous adresser à la communauté internationale?

Je crois que nous sommes en train de vivre une période de folie collective extrêmement périlleuse. Qu’il s’agisse de l’Ukraine, de la Palestine, mais également de conflits moins médiatisés comme celui au Myanmar, beaucoup semblent sombrer dans une forme de folie idéologique, l’humanité paraissant vouloir tester toutes les armes qu’elle possède. Le monde entier est peu à peu contaminé par une idéologie d’extrême droite.

Dans ce moment de très grandes tensions, nous avons plus que jamais besoin de renforcer la non-violence. Il faut que le nombre de personnes impliquées dans les actions non-violentes grandisse. C’est le défi fondamental. La plupart des gens que je rencontre veulent un monde pacifique. Il y a donc un immense espace pour la paix et les mouvements sociaux en faveur du changement. Il faut simplement que les gens agissent davantage pour prouver que la non-violence fonctionne. C’est pour ça que je viens en Europe, pour participer à des rencontres et envisager concrètement comment mobiliser un maximum de personnes grâce aux outils de la non-violence. Au lieu de rester chez soi à se morfondre, il faut sortir et commencer à agir afin de changer les choses.

Notes[+]

Journaliste, Benjamin Joyeux a été le coordinateur de la marche Jai Jagat à Genève.

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