Contrechamp

Sur la route de l’égalité des genres

A l’occasion des trente ans de la Convention des droits de l’enfant, deux Indiennes ont pris la parole à Genève pour faire part de leurs revendications. Elles incarnent une nouvelle génération issue de zones défavorisées qui se mobilise pour sortir les jeunes de situations inacceptables et mettre fin aux discriminations qui empêchent les filles de réaliser leur potentiel.
Sur la route de l’égalité des genres
Le CID, partenaire de Terre des Hommes Suisse en Inde, aide les enfants travailleurs – notamment les filles – à réintégrer l’école (ci-contre). Engagées dans la protection de l’enfance, Reshma (ci-dessus) et Jui (ci-dessous) ont pu faire part de leurs revendications dans le cadre du 30e anniversaire de la Convention relative aux droits de l’enfant à Genève. TDH-SUISSE
Inde

Longue est la route pour l’éducation et l’égalité des genres en Inde. Les trente ans de la Convention relative aux droits de l’enfant, fêtés en novembre au palais des Nations à Genève, ont été l’occasion pour Jui et Reshma, deux jeunes femmes unies dans leur combat pour la protection de l’enfance, de venir pour la première fois en Suisse, invitées par Terre des Hommes Suisse. Elles ont pu échanger avec des jeunes du monde entier et exprimer leurs revendications. La plus importante: que les enfants des familles économiquement défavorisées, en particulier les filles, puissent réaliser leurs aspirations. Pour ces deux défenseures des droits de l’enfant, la clé est avant tout l’accès à l’éducation, mais aussi le respect des droits des femmes, auxquels, affirment-elles, ceux des enfants sont étroitement liés.

Reshma, 25 ans, est originaire de Gwalior, une ville industrielle du Madhya Pradesh, au nord de l’Inde. Titulaire d’un master en travail social, elle poursuit actuellement des études postgrades en gestion d’entreprise. Son parcours est exemplaire, car elle revient de loin: issue d’un quartier défavorisé de la ville, elle avait été contrainte de quitter l’école à l’âge de 8 ans pour travailler dans la production de tapis, avec des conséquences néfastes sur sa santé. C’est donc sa propre histoire qui la motive à s’occuper des enfants de sa région. «Il y a une grande méconnaissance, explique-t-elle, car à moins d’être en contact avec des travailleurs sociaux ou des organisations spécialisées, les enfants ne sont pas conscients du fait que leurs droits sont violés, ce qui facilite les abus.» La jeune femme crée donc aujourd’hui des ponts, en informant les enfants de leurs droits, des démarches qu’ils peuvent entreprendre et des services à contacter en cas de besoin.

Jui, 24 ans, possède un bachelor en histoire, philosophie et sciences politiques. Depuis l’âge de 15 ans, elle lutte pour les droits de l’enfant dans l’Uttar Dinajpur, un district rural à la frontière avec le Bangladesh, classé dans un rapport sur le développement humain «parmi les districts les moins développés du Bengale occidental et de l’Inde, avec un taux élevé d’analphabétisme, un faible accès aux soins de santé et aux moyens de subsistance, et une pauvreté rurale généralisée.» Jui fait campagne contre les mariages précoces, un fléau dans les zones les plus défavorisées. Le district compte en outre 50 000 enfants travailleurs et un grand nombre d’adolescent-e-s qui migrent chaque année pour chercher du travail ailleurs pendant la saison creuse agricole, avec tous les risques que cela comporte pour leur bien-être et leur sécurité.

Enfants travailleurs: le long chemin du retour à l’école

Depuis 2009, l’instruction primaire est gratuite et obligatoire en Inde jusqu’à l’âge de 14 ans, mais malgré cela, 18 millions d’enfants ne vont pas à l’école. En outre, le nombre d’enfants travailleurs (de 5 à 14 ans) est estimé entre 10 et 17 millions (certaines ONG parlent de 60 millions), dont près de la moitié sont des filles. D’après le BIT, le travail des enfants «regroupe l’ensemble des activités qui privent les enfants de leur enfance, de leur potentiel et de leur dignité, et nuisent à leur scolarité, santé, développement physique et mental.» La plupart de ces enfants se voient exclus de l’école en raison de la situation économique et sociale de leur famille: pauvreté, analphabétisme et manque de conscience des effets nocifs du travail des enfants, ou encore dettes contractées par les parents.

Ce qui inquiète le plus Reshma et Jui, ce sont les conséquences pour les enfants d’emplois très souvent pénibles et dangereux. Reshma se souvient des fils de coton sec qui flottaient dans la pièce où elle tissait des tapis, qui l’empêchaient de respirer et lui provoquaient des infections pulmonaires, ainsi que des coupures aux doigts provoquées par les couteaux aiguisés. Les longues heures accroupies et le travail très minutieux du tissage lui ont aussi causé par la suite des douleurs corporelles et des problèmes oculaires. Le CID (acronyme en anglais de Centre pour un développement intégré) l’a repérée à la suite d’une enquête maison par maison à la recherche d’enfants travailleurs et l’a aidée à retourner à l’école. Elle poursuit son engagement au sein de CID aujourd’hui, et a pu à son tour sortir plusieurs enfants de ce type de situation. «Ce n’est pas facile, raconte-t-elle, et cela prend du temps.» Il faut tout d’abord convaincre leur famille, généralement illettrée, qui a peur du manque à gagner et qui ne comprend pas l’importance d’aller à l’école, puis réunir l’argent qui sera donné aux parents en compensation de la perte du travail de leur enfant. La mère de Reshma, après avoir perdu ses économies, bernée par des banquiers qui ont profité de son illettrisme, s’est laissé convaincre en voyant que sa fille, qui prenait des cours après le travail, était capable de l’aider en s’occupant de son compte. Les problèmes de santé de ses filles aînées, à la suite de leur mariage et de grossesses précoces, l’ont également incitée à laisser Reshma choisir une autre voie.

Jui cite le cas d’un adolescent travaillant dans une usine de contreplaqué qui a eu le doigt amputé après un accident. Le garçon a été forcé de rentrer dans son village sans aucune compensation. Son organisation, Smokus, dont l’objectif est d’améliorer les conditions de vie des femmes et des enfants dans son district, a pu fournir les soins médicaux dont il avait besoin et l’inscrire dans une école publique. Le CID et Smokus sont deux associations locales soutenues par Terre des Hommes Suisse.

Le travail de ces organisations est crucial, car d’après l’Unicef, «l’éducation est un moyen essentiel de prévenir le travail des enfants et s’est avéré être une des méthodes les plus efficaces pour réduire le nombre d’enfants travailleurs en Inde. Cela implique d’assurer l’accès des enfants travailleurs à la scolarisation, d’améliorer la qualité et la pertinence de l’éducation, de lutter contre la violence à l’école, d’offrir des formations professionnelles adaptées et d’utiliser les systèmes existants pour assurer le retour des enfants travailleurs à l’école».

Discrimination séculaire envers les filles

Pour les filles, les obstacles sur la route des études sont encore plus nombreux. En particulier après la puberté, quand les contraintes deviennent parfois insurmontables: par exemple, le manque de toilettes en fonctionnement dans les écoles est un gros problème pour les filles, surtout lors de leurs menstruations. Par ailleurs, la peur pour la sécurité de leurs filles est souvent prétextée par les familles pour les retirer de l’école et les forcer à un mariage précoce. Reshma et Jui sont en effet convaincues que le plus gros obstacle, ce sont les discriminations dont les filles font l’objet dans la société indienne et qui les empêchent de mener à bien leurs études. «Après la huitième année, explique Jui, les filles ne sont pas encouragées à continuer l’école. La discrimination basée sur le genre est tenace dans les familles, qui préfèrent investir dans l’éducation des fils au détriment de celle des filles.» Elle ajoute que dans sa région, lorsque les filles réussissent à terminer leurs études et à décrochent un emploi, les parents leur interdisent souvent d’aller travailler pour des raisons de sécurité. Pour la jeune Bengalie, «les filles devraient avoir les mêmes droits.»

Pourtant, la naissance d’une fille en Inde est souvent vécue par les familles comme une tragédie. La venue au monde d’un garçon est motif de célébration, mais les filles sont trop souvent vues comme un fardeau économique et social, conséquence de traditions remontant, pour certaines, à l’époque védique (1500 à 500 ans avant l’ère chrétienne). La discrimination commence avant même que l’enfant ne soit né: entre 700 000 et 1 million de filles ne voient pas le jour en Inde en raison d’avortements sélectifs de fœtus féminins. Elle se traduit ensuite pour des millions de filles par une enfance de seconde zone, où les parents privilégient les garçons au détriment de leurs sœurs, surtout si la famille a peu de moyens. Les filles seront alors privées d’une nourriture adéquate, ainsi que de l’accès aux soins médicaux et à l’éducation.

En 2018, une étude publiée dans le Lancet Global Health estimait que près de 240 000 filles de moins de 5 ans mouraient chaque année en Inde en raison de négligences liées aux discriminations fondées sur le sexe. Par ailleurs, 27% des filles sont soumises chaque année à un mariage précoce (avant l’âge de 18 ans), un taux qui atteint près de 70% dans certains Etats indiens. Contraintes de quitter l’école pour s’occuper de leur foyer, ces adolescentes se retrouvent alors enceintes à un âge où les grossesses sont risquées tant pour la mère que pour l’enfant.

Rôle des jeunes leaders

Reshma et Jui, membres du Conseil international des jeunes de Terre des Hommes Suisse, sont venues à Genève pour faire part de leur rêve: celui d’un monde «où les droits des enfants sont respectés, où il n’y a plus de discriminations et dans lequel les enfants puissent avoir une belle vie». Reshma veut continuer à développer la conscience des enfants par rapport à leurs droits, et à créer des ponts avec les différents acteurs (familles, ONG, autorités) qui peuvent leur venir en aide. Jui souhaite aider les enfants et les adolescent-e-s à identifier leurs rêves, et les motiver pour qu’ils et elles n’abandonnent pas leurs études. Elle veut ainsi favoriser leur inclusion dans le marché du travail local pour éviter les migrations.

La route est longue, mais toutes deux sont animées d’une forte passion et de beaucoup de courage. Elles entendent continuer à faire pression pour que leurs revendications soient prises en considération. «La prochaine fois qu’il y aura une célébration, espèrent-elles, les lacunes auront été comblées et il n’y aura plus de violations de droits de l’enfant. C’est un défi qui ne peut être relevé immédiatement, mais nous pouvons néanmoins aller dans cette direction.» En ce qui concerne les discriminations envers les filles, une priorité absolue pour elles, elles estiment que ce sont les mentalités qui doivent changer: «Lorsque les familles penseront différemment, et cesseront de privilégier les garçons au détriment des filles, les problèmes se résoudront d’eux-mêmes. »

* Journaliste indépendante, en collaboration avec Terre des Hommes Suisse, www.terredeshommessuisse.ch
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Opinions Contrechamp Elena Sartorius Inde

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