Se réapproprier la dette
Depuis près de vingt ans, la Suisse fait figure d’exemple pour de nombreux pays du fait de sa politique budgétaire exemplaire. Celle-ci lui a permis de réduire sa dette publique de 30 milliards entre 2006 et 2020, notamment grâce au frein à l’endettement, outil constitutionnel adopté en 2003 qui constitue l’un des piliers de la politique économique fédérale et cantonale genevoise.1>Cet article est en partie inspiré par mon mémoire de master: R. Desgraz, «The less, the better? The Political Economy of the Swiss Debt Brake», 2023, archive-ouverte.unige.ch/unige:171483
Pour comprendre ce dont il s’agit, replongeons-nous dans les années 1990… Le monde fait face à de nombreux changements géopolitiques, sociaux, technologiques et économiques, mais aussi à une crise immobilière et bancaire qui touche de plein fouet la Suisse. En réponse à cela, la dette publique nationale bondit de 70 milliards de francs entre 1990 et 1998, jusqu’à atteindre 25% du PIB.
Les autorités, affolées, introduisent tour à tour différents projets pour tenter de la contenir: le frein aux dépenses, l’objectif budgétaire 2001, et enfin le frein à l’endettement. S’ensuit une diminution quasi continue de la dette publique pendant près de quinze ans, malgré deux crises économiques mondiales.
Cette décennie turbulente a également vu naître une puissante et influente offensive néolibérale sous la forme des «livres blancs» publiés en 1991 et 1995, manifestes rédigés par des économistes de Saint-Gall sous l’égide d’un comité de patronage composé de lobbyistes du secteur bancaire, financier et/ou industriel. Ces écrits avertissent politiciens et citoyens des dangers planant sur l’économie du pays si ceux-ci ne participent pas à l’effort national nécessaire pour relever les défis de l’ère à venir. Altruistes, ils proposent les réformes à adopter: dérégulation du marché du travail, séparation institutionnelle et privatisation partielle d’entreprises publiques, remplacement de la taxe sur le chiffre d’affaires par une taxe sur la valeur ajoutée, ou encore réduction des subventions fédérales pour atteindre l’équilibre entre dépenses et recettes.
Cette conception, qui assimile des finances publiques «saines» à une maîtrise rigide du déficit, est discutable. Elle est par exemple critiquée dans le paradigme de la «finance fonctionnelle», qui se concentre sur les limites pratiques des dépenses publiques, et non pas sur un équilibre budgétaire fixe considéré comme arbitraire. Cette approche met l’accent sur la capacité de la politique fiscale à supprimer l’insécurité économique (inflation et chômage), compte tenu des limites structurelles de l’économie (utilisation des capacités productives et degré de souveraineté monétaire).2>Notre chronique «Faut-il taxer les riches?» de novembre 2023 s’intéresse au rôle de la taxation dans la finance fonctionnelle: lecourrier.ch/2023/11/06/faut-il-taxer-les-riches/ Les économistes Jacob Assa et Marc Morgan conçoivent ce champ d’action comme un espace fiscal relatif qui détermine le montant des dépenses qu’un gouvernement peut insuffler dans l’économie à n’importe quel moment.
Ainsi, dépenser trop peut poser des problèmes si cela cause de l’inflation ou trop d’importations, ce qui dépend des ressources disponibles dans l’économie du pays (travailleurs, matières premières ou capacité industrielle) et de sa situation internationale.3>J. Assa, M. Morgan, «The General Relativity of Fiscal Space: Theory and Applications», 2024, archive-ouverte.unige.ch/unige:176185 La Suisse, avec son tissu industriel performant, sa main-d’œuvre qualifiée, une faible inflation, une monnaie valeur-refuge et des excédents commerciaux importants, possède donc un espace fiscal important et n’aurait pas de problèmes à investir dans la bifurcation écologique.
La controverse entre frein à l’endettement et finance fonctionnelle a des conséquences pratiques importantes. En effet, la présence d’un frein à la dette réduit la capacité d’action de l’Etat et transfère les besoins d’investissements pour répondre aux crises écologiques, sociales et économiques sur les acteurs privés – qui, eux, ont donc des limites budgétaires réelles.
Instaurer une politique fiscale visant à résoudre ces problèmes réels au lieu de chercher l’équilibre budgétaire est donc un défi politique de taille; mais la Suisse peut se le permettre, à condition de réformer l’objet constitutionnel du frein à l’endettement. Il est urgent de s’éloigner des préceptes prêchés par les livres blancs pour construire une économie écologique et démocratique. Une première étape peut venir de l’établissement d’assemblées citoyennes ayant un pouvoir d’influence sur les investissements fédéraux pour traiter ces différents défis. Une politique économique démocratique s’inspirant de la finance fonctionnelle doit être capable, comme l’exige la Constitution fédérale (Art. 2 al. 2), de «favoriser la prospérité commune, le développement durable, la cohésion interne et la diversité culturelle du pays».
Notes
Romain Desgraz est diplômé en économie politique et membre de Rethinking Economics Genève.