Accaparement de terres au Soudan
Peu avant que la guerre au Soudan n’entre dans sa deuxième année, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a publié un rapport spécial sur les récoltes et l’approvisionnement alimentaire du pays1>FAO. 2024. Perspectives de récolte et situation alimentaire – Rapport mondial triennal no1, mars 2024. https://doi.org/10.4060/cd0022fr. L’agence émet des constats extrêmement alarmants. La guerre a provoqué le déplacement de 8 millions de personnes depuis avril 2023 et de nombreuses infrastructures de stockage et de distribution ont été détruites par les belligérants. La récolte 2023 de céréales est inférieure de 46% en moyenne à celle de l’année précédente, avec des pointes à 80% de pertes dans les régions du Kordofan et du Darfour. Dans ces zones, les paysan·nes ne peuvent pas accéder à leurs champs pour y effectuer les travaux nécessaires en raison de l’insécurité généralisée. En décembre 2023, le conflit s’est étendu à l’Etat d’Al-Jazirah, une zone agricole majeure du pays.
Cette guerre ne bénéficie que d’une très faible attention médiatique. Comme le rappelle le politologue Khalid Mustafa Medani dans un article publié récemment par le Middle East Research and Information Project, ce conflit est avant tout une contre-révolution. En 2018-2019, un mouvement populaire s’est en effet débarrassé du dictateur génocidaire Omar el-Béchir. Une ère démocratique semblait sur le point de s’ouvrir sur des bases d’autant plus réjouissantes que le mouvement de destitution d’el-Béchir avait su construire une organisation décentralisée et largement investie par les populations, notamment autour des Comités de résistance de quartier. Pour Medani, la lutte actuelle entre les deux fractions armées, commandées par des généraux auparavant alliés, doit être lue comme une guerre contre-révolutionnaire qui vise à briser le soulèvement populaire de 2018-2019.
Un des enjeux de cette contre-révolution est la poursuite de la politique d’accaparement des terres qui ruine le Soudan depuis le début des années 1970. Selon le site Land Matrix, qui répertorie les acquisitions de terres à grande échelle, ce sont plus de 700 000 hectares de terres arables qui ont été acquises par des investisseurs depuis les années 1970. Stefano Turrini, géographe à l’Université de Padoue, indique que le mouvement s’est accéléré depuis le début des années 2000. Ce sont alors pour l’essentiel les pays du Golfe qui ont accaparé les terres et les accès à l’eau dans le cadre d’immenses projets agricoles. Turrini évoque notamment la production industrielle de luzerne, une plante destinée à l’affouragement des animaux d’élevage et pour laquelle les conditions climatiques soudanaises permettent d’effectuer dix récoltes par an (contre quatre en bonnes conditions en Europe).
Plusieurs chercheuses et chercheurs, comme Nisrin Elami, Alice Franck ou David K. Deng, expliquent que ce processus d’accaparement a bouleversé l’économie et les rapports sociaux de vastes régions du Soudan. Khalid Mustafa Medani synthétise ces bouleversements: «Une grande partie des terres acquises par les investisseurs du Golfe a été transformée en projets agro-industriels à grande échelle qui ont coupé les routes des troupeaux et absorbé des parcelles autrefois utilisées pour l’agriculture de subsistance pluviale [c’est-à-dire irriguée par les pluies et non par des bassins de rétention].»
Il y a tout lieu de penser que le mouvement qui a destitué Omar el-Béchir aurait mis en danger ce processus d’accaparement massif des terres, ainsi que la destruction du pastoralisme et de l’agriculture de subsistance pluviale. Parmi les éléments dénoncés par les Comités de résistance de quartier figurait en effet l’insécurité foncière permettant au régime d’el-Béchir de saisir des terres soi-disant sans propriétaire pour alimenter un marché foncier spéculatif. La guerre contre-révolutionnaire qui ravage en ce moment même le Soudan provoque une famine effroyable, comme le relève la FAO. Mais elle s’inscrit aussi dans une logique de dépossession foncière qui frappe les populations locales au profit notamment des Etats du Golfe et de leurs systèmes agro-industriels. Armer des milices pour maintenir un accès privilégié à un arrière-pays agricole est malheureusement une manière de régler l’impasse écologique que représente le système agricole mondial, constamment à la recherche de terres à surexploiter pour assurer une production démentielle de viande. Pour les agro-capitalistes, le martyre des populations n’est qu’un dommage collatéral.
Notes
Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.