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Et si on se passait de(s) Dieu(x)?

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C’est lors d’une cérémonie funéraire que m’est venue cette idée saugrenue. Nous en étions au «Notre Père» et les trois derniers mots de cette prière, au lieu de glisser en douceur vers mon cœur, sont restés figés dans ma tête: «Le règne, la puissance et la gloire.» Il y eut comme un court-circuit qui vint heurter mon acceptation respectueuse, bien que je sois non croyante, des traditions chrétiennes. Le règne, la puissance et la gloire… Trois mots qui ne font pas partie de mes valeurs mais plutôt de mes combats. Certes, Dieu règne sur le royaume des cieux et non sur notre Terre où la puissance est synonyme d’oppression, d’injustice et de guerre. Mais son fils Jésus, lui aussi, réside probablement au paradis, et tout laisse penser qu’il continue de se pencher avec amour, humilité et joie sur le sort des plus démunis, les malades, les «femmes de mauvaise vie», ses disciples préférés, tout en se révoltant contre le règne et la puissance – sans gloire – des marchands du Temple.

Dans toutes les religions, semble-t-il, Dieu est un monarque tout puissant que nul ne peut aborder sans un entremetteur: un prophète, un saint, des apôtres, une Bible ou un Coran, et bien sûr des prêtres et des pasteurs, en principe guidés par le Saint-Esprit, sauf déviances occasionnelles qui indignent les croyants. (Fin 2023, on annonçait que 15 000 d’entre eux, en Suisse, avaient quitté l’Eglise catholique). On peut certes s’adresser au «Tout-Puissant» sans intermédiaire par la prière, mais il faut avoir la foi. De plus, la vénération dont les fidèles font preuve envers leur Dieu repose sur un narratif historique ou symbolique, un grand récit sublimé tel que la marche vers la Terre promise pour les juifs, la résurrection du Christ pour les chrétiens, voire des guerres victorieuses ou des massacres vengeurs.

Le problème, c’est que ces récits ont traversé les siècles et imprègnent encore aujourd’hui la marche du monde. Comment ne pas penser à ce qui se passe en Russie, à Gaza et en Israël, trois pays engagés dans une guerre polluée par un narratif messianique? Tandis qu’à Moscou, le patriarche orthodoxe Kirill ne craint pas d’affirmer que la guerre contre l’Ukraine est «sacrée» et qu’elle poursuit des objectifs «métaphysiques et spirituels» 1>Cité par Charlie Hebdo, 11.04.24., à Gaza, ce sont des ministres du gouvernement israélien qui extraient des bas-fonds la figure d’Amalek, le traître qui attaqua les juifs en route vers le Sinaï, (treize siècles avant Jésus-Christ!), l’ennemi satanique que Dieu ordonna à son peuple d’exterminer, lui et «tous ses descendants sans limite de temps et de lieu», ce qui inclut ceux dans lesquels Amalek se réincarne: les nazis, le Hamas, les Palestiniens. De leur côté, les djihadistes ont également leur marqueur de vengeance, la «dette du sang», contrepartie meurtrière d’une offense originelle advenue dans la nuit des temps et que doivent payer de leur sang des «groupes idéologiquement construits pour servir de cibles indiscriminées».2>The Conversation, 04.04.24. On me dira que tout ce sinistre fatras n’a rien à voir avec notre christianisme d’amour et de miséricorde. Je veux bien. Je constate néanmoins que de nos jours, les régimes autoritaires, identitaires et nationalistes qui se répandent dans le monde convoquent eux aussi la religion pour en faire l’instrument du maintien de l’ordre.

Il y a donc comme un fossé entre «le règne la puissance et la gloire» et «la foi, l’espérance et la charité», entre la glorification de combats antédiluviens et le «Tu ne tueras point», un commandement qui figure aussi bien dans la Bible que dans la Torah et le Coran. D’où mon impertinente question: ne pourrait-on pas se passer de Dieu? Ou à tout le moins des intermédiaires qui dévoient le sens du divin par leurs errances ou leurs accommodements avec une forme de violence? Pourrions-nous plutôt entrer en résonance fraternelle avec les humains, la nature, le cosmos? Certes, je comprends que pour échapper au vertige de se retrouver seuls face au grand désordre du Big Bang et du «rien» qui l’a précédé, les humains ont préféré s’en remettre à Dieu et son ordre divin. Cependant, vivre dans un sentiment de transcendance ne nécessite aucune demande d’aide, ni de pardon, ni de réconfort, mais procède plutôt d’un sentiment d’appartenance et de gratitude. Même si ce choix implique de se fondre humblement dans l’univers et dans le chaos qui engendre la vie.

«L’homme a été fait pour être (…) l’œil ouvert et le cœur battant de l’univers vivant. Il n’est plus cet être déraciné, solitaire, qui dévisage l’Univers d’un lieu à part. En fait, si nous pouvons penser l’Univers, c’est que l’Univers pense en nous. Cela, loin de nous diminuer, nous grandit: notre existence n’est plus cet épisode absurde et futile entre deux poussières, elle jouit d’une perspective ouverte.»3>François Cheng, De l’âme, Albin Michel, 2016.

Anne-Catherine Menétrey-Savary, ancienne conseillère nationale.

Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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lundi 8 janvier 2018

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