«Tu veux faire trop de choses»

Ambition

Alors que nous traversions la place de Planta, absurde étendue de pavés au milieu de la petite ville de Sion, un camarade de lycée avait observé la chose suivante: «Tu veux faire trop de choses, Nadia.» Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire tant mes objectifs de vie se résumaient alors à réussir ma matu sans redoubler – le gymnase dure (!) cinq ans en Valais – et à m’amuser le plus possible: bars, discos de stations, concerts, le plus souvent dans des lieux improbables.

Mais ses mots me sont revenus à l’esprit plusieurs fois au cours de ma vie, toujours lorsque je me trouvais confrontée à des difficultés personnelles ou professionnelles. Je me remémorais alors sa phrase en me disant que si je n’avais pas développé toutes sortes d’aspirations, étudier et étudier encore, vivre à l’étranger, me positionner sur le plan professionnel tout en devenant mère, écrire, les choses auraient été plus simples pour moi. Si je m’étais contentée d’occuper la place qui m’avait été assignée, une profession d’appoint, ou en tous cas une profession pas plus en vue que celle de Monsieur, si à mes postes j’avais cherché à occuper une position raisonnable, sans trop prendre de place, ou en tous cas pas plus de place que celle de ces messieurs, je n’aurais pas eu le quart de mes soucis. Oui, si j’avais étouffé mes aspirations pour ne pas en faire trop et in fine ne pas être trop, j’aurais eu une vie moins mouvementée. Heureusement, souvent au gré de portes qui s’ouvraient, j’ai toujours fini par balayer ces considérations d’un revers de la main. Des problèmes j’en aurais eu d’autres, et je n’allais tout de même pas m’empêcher de grandir.

Un relent paternaliste et condescendant

Trop jolie pour être intelligente et avoir du pouvoir, trop masculine en raison du pouvoir, trop carriériste pour être mère, etc… En raison de ce «trop» qui nous brime de mille et une manières, je trouve le but affiché par les programmes d’égalité entre genres insuffisant. Ne me comprenez pas mal! Il faudra bien des politiques pour venir à bout des violences et des injustices extraordinaires que nous subissons. Le problème est que ces programmes charrient un relent paternaliste et condescendant. Comme s’ils nous disaient: «Bon, vous avez l’égalité, ou à peu près, vous n’allez pas pinailler, que vous voulez de plus?»

L’égalité est un correctif nécessaire pour remédier aux traces les plus délétères laissées par des siècles de domination masculine. Mais cet objectif ne tient pas compte des trajectoires de femmes animées par davantage d’ambitions que certains hommes. Il faudrait que ces programmes leur indiquent, ainsi qu’aux hommes, qu’elles peuvent être «trop» ou «plus». Ainsi se sentiraient-elles plus légitimes à endosser ce trop. Et peut-être ainsi les hommes s’estimeraient-ils moins menacés par ce trop, et cesseraient-ils d’inventer mille et un stratagèmes plus ou moins déguisés (car l’un des effets pervers des programmes d’égalité est que les hommes avancent désormais masqués) pour continuer à nous dominer et donc à nous réduire. Il faudrait que ces programmes nous apprennent à sortir d’une posture de soumission dans tous les domaines de notre vie, sans culpabilité, avec naturel et confiance.

Rencontre avec Nadia Boehlen di 10 mars à 16h30, scène de l’ICAM. Dernier titre paru: Après la forêt de mangroves, nouvelles (Slatkine, 2024).

Nadia Boehlen Ambition

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