Aux racines de la pensée écologique
L’hiver 2023-2024 devrait être le plus chaud jamais mesuré en Suisse. Si les stations de haute montagne se sont réjouies d’un enneigement extraordinaire, celles de basse et moyenne altitude diversifient désormais leurs activités. Le ski n’est pas seulement toujours moins pratiqué, il est toujours moins praticable. Le déni face à la catastrophe climatique n’est plus défendable. Pourtant, nombre de gouvernements européens sacrifient les modestes politiques écologiques de ces dernières années. La faillite des élites politiques et économiques est patente. Comment en est-on arrivé là?
Auguste Bertholet, dans sa courte biographie1>Auguste Bertholet, Aux racines de la pensée écologique, Erico Nicola (1907-2002), Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes, 2023. d’Erico Nicola, ouvre quelques pistes de réflexion. Hollandais né à Bâle en 1907 dans une famille fortunée, Erico Nicola étudie la géophysique et la météorologie à Lausanne et crée, en 1935, la station météorologique des Rochers-de-Naye. Après la Deuxième Guerre mondiale, Erico Nicola s’investit dans la promotion de la paix et dans la protection de la nature. Il se fait organisateur de rencontres de savants, politiciens et de personnalités, notamment dans sa propriété des Bois Chamblard sur les bords du Léman. L’implantation du World Wildlife Fund (WWF) à Gland doit beaucoup à son discret travail de diplomate. A sa mort, il lègue sa propriété – assortie d’une fortune conséquente – à l’EPFL, sous la forme d’une fondation dont la vocation est de soutenir la recherche fondamentale en matière de préservation de la biosphère.
Le parcours d’Erico Nicola souligne que, dans le second après-guerre, la question écologique préoccupe les élites politiques, intellectuelles et économiques. Les grands industriels, notamment du Club de Rome, sont conscients des lacunes du modèle économique contemporain. «Ayant contribué à construire le système global d’exploitation des ressources et de production sur lequel le développement mondial devait s’appuyer pour le siècle à venir, ils avaient pu constater ses faiblesses – notamment celle d’avoir pensé les logiques de croissance économique sans les inscrire dans leur réalité environnementale», résume Auguste Bertholet (p. 29). Le fameux «rapport Meadows» de 1972, Les limites à la croissance, exprime que la hausse de la production industrielle ne peut être infinie dans un monde fini, et ne peut se faire qu’au prix d’une dégradation de l’environnement.
Les contributions d’Erico Nicola à cet «éveil de la conscience écologique» sont celles, comme Auguste Bertholet le montre, d’un organisateur de l’ombre. Lui-même publie peu. En revanche, il utilise sa propriété, sa fortune, et ses relations sociales pour réunir savants, politiciens et hommes d’affaires pour discuter de ces questions. Les salons feutrés et leur lumière tamisée favorisent les échanges, d’autant qu’ils sont officieux. Denis de Rougemont, par exemple, attribue à ces soirées une importance séminale à sa propre réflexion.
Aux racines de la pensée écologique, rédigé dans la belle prose d’Auguste Bertholet, permet d’explorer un moment crucial pour la définition du rapport entre les sociétés contemporaines et la biosphère. La question n’est pas encore politisée dans les années 1960-1970. La démission ultérieure des élites n’apparaît que plus clairement. Erico Nicola, dans l’une de ses rares prises de parole, ne mâche pas ses mots: «Nos politiciens feraient bien d’y réfléchir, car l’impersonnel ‘environnement’ et son ‘mauvais aménagement’, rendus responsables de beaucoup de nos maux, rappellent la boutade à propos de la bombe atomique responsable de tant de morts, tandis que ceux qui décidèrent de la faire construire et de la lancer sur Hiroshima ne sont pas nommés.» (p. 140)
Notes
Séveric Yersin est historien.