Contrechamp

Riace est toujours vivante!

Une victoire pour les ami·es de Mimmo Lucano. Figure emblématique de l’accueil des migrant·es, l’ancien maire de Riace, lourdement condamné en 2021 pour devoir de solidarité, a vu en octobre dernier l’essentiel des charges à son encontre balayées en appel. Retour sur un procès hautement politique, avec quelques nouvelles de l’ancien «village global» calabrais.
Riace est toujours vivante!
Lors d’une mobilisation antifasciste à Rome, en mai 2019, Mimmo Lucano (au centre) s’adresse aux étudiant·es de l’université de La Sapienza venu·es par milliers lui apporter leur soutien. KEYSTONE
Italie

Depuis octobre 2023, Mimmo Lucano est à nouveau un homme libre. L’ancien maire du village de Riace, en Calabre, avait été condamné en première instance, en 2021, à treize ans d’emprisonnement pour «association de malfaiteurs aux fins d’immigration irrégulière». Une peine démesurée, infligée à un homme devenu la cible de l’extrême-droite xénophobe italienne au pouvoir, pour avoir érigé sa commune en modèle d’intégration des migrant·es. En octobre dernier, la Cour d’appel de Reggio Calabria a abandonné la quasi totalité des charges pesant contre lui et réduit sa peine à dix-huit mois avec sursis. Cette révision de condamnation, qui réhabilite l’action de Mimmo Lucano, participera-t-elle à redonner un élan au projet intégratif de Riace, victime d’un déclin politiquement programmé? C’est en tout cas ce qu’espèrent ses militant·es.

Petit retour en arrière

En juillet 1998, un bateau s’échoue sur une côte de Calabre, avec 200 Kurdes à son bord. Il sera suivi par beaucoup d’autres. La population de Riace, petit bourg d’un peu plus d’un millier d’habitant·es voué à la disparition, leur ouvre ses portes. Ce sera le début d’un extraordinaire projet d’accueil et d’intégration de migrant·es. A ce moment-là, Mimmo Lucano, alors simple citoyen engagé sur le plan social et politique (il sera par la suite élu et réélu maire de 2004 à 2018 sans interruption), imagine concrètement la possibilité de revitaliser son village en intégrant à ce projet des centaines de migrante·s. «Je ne pouvais, expliquera-t-il, me résigner à voir les commerces fermer, les artisans partir ailleurs, les rues désertées, les maisons se vider, l’école fermer ses portes faute d’enfants.» Il est marqué, aussi, par un appel de Mgr Bregantini, l’évêque de la région: «Je ne vous demande pas de participer à la messe, je vous demande de participer comme bénévoles à l’accueil des migrant·es. C’est une manière de dire ‘oui’ à Dieu.»

Ainsi prend forme, quelques mois plus tard, le «village global». Les maisons de Riace sont à nouveau habitées, le travail manuel reprend, les cafés retrouvent une clientèle, l’école reste ouverte grâce aux enfants nouvellement arrivés et aux familles italiennes revenu·es au village. Une communauté interethnique et interculturelle redonne vie à Riace, grâce à l’intégration et à l’engagement des migrant·es – jusqu’à 600 ressortissant·es étranger·ères sur 1800 habitant·es. Pour le village en sursis, un avenir paraît à nouveau possible.

Mais, au fil des ans, ce projet d’accueil solidaire ne plaît pas à tout le monde. Dans les années 2010, les partis de droite et d’extrême droite – la Lega en tête – ont le vent en poupe et mènent une politique ouvertement xénophobe et anti-migrant·es. C’est l’époque de Matteo Salvini au Ministère de l’intérieur (2018-2019), des pires décrets anti-migrant·es et de la criminalisation de la solidarité sur terre et en mer. Il faut dire qu’auparavant, les précédents gouvernements de centre-gauche n’ont pas non plus mené des politiques inclusives et solidaires – pour preuve: le fameux accord Italie-Libye (2017), qui vise à créer des barrages à l’émigration en retenant les migrant·es dans des «centres d’accueil» libyens, théâtres des pires horreurs.

Des années de procédure

Mais il faut plus, il faut un coupable. Ce sera Mimmo Lucano, le maire de Riace. Visé par plusieurs enquêtes judiciaires dès 2014, ce dernier est arrêté et suspendu de ses fonctions de maire en octobre 2018, accusé d’aide à l’immigration clandestine et d’irrégularités dans l’attribution de marchés (pour avoir confié sans appel d’offre le ramassage des ordures de Riace à des coopératives de migrant·es). D’abord assigné à résidence, il est interdit de séjour dans sa commune pendant un an, jusqu’en septembre 2019. Le cauchemar durera cinq ans.

Parallèlement aux procédures judiciaires, l’Etat italien coupe totalement, dès 2018, le subventionnement aux projets d’intégration de la commune de Riace (35 euros par jour et par personne, dont bénéficiaient un tiers des migrant·es accueilli·es). Le village pâtit des logiques répressives de la politique migratoire, qui mettent à mal la poursuite du projet.

En septembre 2021, le tribunal de première instance de Locri, en Calabre, condamne Mimmo Lucano à treize ans de prison ferme pour vol, enrichissement personnel, détournement de fonds publics, encouragement à l’immigration clandestine, mariages blancs, entre autres accusations. En outre, la justice lui réclame la restitution de 500 000 euros d’aides publiques perçues par la commune. Il s’agit très clairement d’un procès politique. En visant Mimmo Lucano – et ses 17 coaccusés –, c’est tout le modèle de Riace qui est visé. Ce bourg démontrait qu’il était possible de créer une alternative à l’exclusion, aux discriminations. Qu’il était possible de mettre au centre l’humanité, l’accueil, le partage, la création d’une communauté sans frontières, où toutes et tous s’engagent pour le bien collectif. Une action d’autant plus remarquable qu’elle se situe en Italie du sud, en un lieu où coexistent de nombreuses difficultés sociales et économiques, précarité et pauvreté.

Le 11 octobre dernier, la Cour d’appel de Reggio Calabria a réduit sa peine à dix-huit mois de prison avec sursis et 1400 euros d’amende, en ne retenant que le délit de «faux en acte public» et en l’acquittant, lui et ses coaccusés, de toutes les autres accusations. Ce verdict exprime de manière officielle et définitive une vérité connue depuis longtemps. A Riace, il n’y a jamais eu d’association de malfaiteurs, ni de détournement de fonds publics, ni d’enrichissement personnel, ni d’autres prétendus délits. L’ensemble des charges pesant contre l’ancien maire (hormis quelques menues irrégularités administratives) se sont avérées sans fondement aux yeux du juge. Ce signal fort de la justice rend hommage à l’engagement de Mimmo Lucano et ses ami·es, restitue dignité et reconnaissance à tous·tes les habitante·s de Riace et au projet intégratif.

Ce verdict n’efface pas, toutefois, pas les années de souffrance, de suspicion, d’attaques personnelles et familiales vécues par l’ancien maire. Il n’efface pas non plus le déclin du projet de village global. Bon nombre d’habitant·es de Riace, citoyen·nes italien·nes et migrant·es, sont reparti·es vers d’autres régions. Des gens simples et solidaires qui, impliqués dans ce projet, ont été découragés, broyés par une justice unilatérale au service de politiques migratoires discriminatoires et d’exclusion. Le procès à l’encontre de Mimmo Lucano, comme ceux dirigés contre SOS Méditerranée, Carola Rackete ou Pia Klemp (deux capitaines de navires humanitaires affrétés par des ONG), s’inscrit dans une histoire de répression politique de la solidarité, visant à sanctionner tout·e militant·e ou défenseur·e de l’accueil, en Italie et dans le reste de l’Europe.

Il n’empêche que le récent verdict du procès Lucano peut aussi se lire comme une étape importante d’une solidarité renaissante et non criminalisée. Espérons-le!

«Relancer le villaggio globale»

Bien que durement éprouvé par de longues années de procédure, de suspicion, d’accusations infondées, Mimmo Lucano n’a jamais cessé de croire en son projet de village «solidaire et ouvert» – en 2021, lors d’une séance de son procès, il déclarait d’ailleurs ouvertement que, si c’était à refaire, il referait exactement la même chose. Et aujourd’hui, à Riace, la vie continue – «Riace non é morta». Il faudra sans doute du temps pour qu’un nouveau projet puisse naître et se développer. Toutefois, une chose est sûre: Mimmo Lucano et Riace continueront à faire vivre leurs valeurs d’accueil et de solidarité.

A ce sujet nous avons joint Isidoro Napoli, qui a été très impliqué dans le projet. Ami de Mimmo Lucano, ce médecin est responsable d’un cabinet ouvert à toute personne souffrante, indépendamment de son statut juridique, de sa couverture médicale ou de sa religion. Il nous informe sur la situation au village, où «la solidarité et l’accueil sont toujours au rendez-vous, mais de manière individuelle et non plus institutionnelle, du fait de la disparition des fonds étatiques pour les projets d’intégration.»

Isodoro Napoli: «Quelques dizaines de migrant·es sont resté·es et Riace compte encore aujourd’hui environ 1400 habitant·es. Les nouveaux et nouvelles venu·es sont accueilli·es, logé·es et travaillent. Quelques ateliers restent ouverts, ainsi que la crèche, l’école et un restaurant public (mensa). Avec des résident·es de Riace, les migrant·es produisent de l’huile, cultivent des légumes pour leur consommation et animent un petit marché. Elles et ils ont une petite ferme, gardent des animaux, des vaches dont ils vendent le lait.

Cela reste modeste, mais ceux et celles qui restent participent à la vie du bourg et maintiennent vivante cette tradition d’accueil et d’intégration. Arrivent aussi à Riace des personnes migrantes qui, après six mois passés dans des centres d’accueil, sont «libérées» (en clair expulsées) et livrées à elles-mêmes. Il n’y a pas de suivi pour elles après ces premiers six mois. C’est ainsi que ces femmes, ces hommes et ces enfants arrivent chez nous. Ils ou elles restent quelques mois avant de repartir vers d’autres horizons, souvent pour l’Allemagne ou les pays nordiques.

Nous avons récemment accueilli cinq familles afghanes, une quinzaine de personnes en tout, adultes et enfants. Nous les accueillons, et c’est bien comme ça. Il y a un suivi médical pour les familles, les enfants vont à l’école, les adultes font des petits boulots en attendant une situation plus stable et définitive. Comme partout en Europe, l’Etat a trouvé des millions d’euros pour les réfugié·es d’Ukraine, ce qui est très positif; mais pas un euro pour les autres, ce qui est profondément injuste.

Quant à Mimmo Lucano, il doit accepter de s’occuper un peu de lui-même, de prendre du temps pour lui, de se soigner au besoin. Il a toujours eu peu de considération pour sa propre personne. Il faut toujours insister pour qu’il passe une visite médicale ou dentaire. Il reste très impliqué dans la vie de son bourg. Il est actif, on pourrait même dire hyperactif. C’est une personne profondément humaine, qui a de l’intérêt pour les gens, pour leurs parcours, leurs projets.

Au printemps, il y aura de nouvelles élections administratives (communales et régionales), nous essayons de construire une liste collective qui puisse, avec Mimmo Lucano à sa tête, relancer le projet du villaggio globale, ou tout au moins faire vivre l’esprit et les valeurs de Riace et de sa communauté.»

Propos recueillis par FTI

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