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Quand le privé gère le public

Repenser l'économie

Entre le «Green New Deal» de l’Union européenne et l’«Inflation Reduction Act» aux Etats-Unis, depuis 2008 et surtout après la pandémie, les annonces de programmes à l’allure interventionniste se multiplient, particulièrement dans la lutte contre le réchauffement climatique. S’agit-il d’un nouveau paradigme économique après la (néo)libéralisation de la fin du XXe siècle?

Certaines voix nous défendent de croire à un changement radical, qui questionnerait la subordination des Etats au marché. Ainsi, l’économiste Daniela Gabor explique que bonne partie de ces politiques sont le reflet d’un récent «consensus de Wall Street» visant à marier des projets d’infrastructures publiques avec le monde de la finance internationale.

Les partenariats public-privé (PPP) sont au cœur de ces programmes et illustrent bien leurs implications. «Collaborations» entre entreprises et collectivités, les PPP impliquent un investissement initial et sa gestion par le secteur privé, l’Etat offrant en retour une forme de sécurité, comme une garantie de rendement. Ce mécanisme central, appelé derisking par Gabor, vise à rendre les investissements plus attractifs pour le capital privé.

Si les arguments en faveur des PPP invoquent une augmentation de la qualité de l’opération, l’enjeu principal reste le coût: ils reposent, comme le reste des mesures du consensus de Wall Street, sur la volonté explicite de financer des projets de transition sans augmenter ni dette publique ni ­impôts.

En Suisse aussi, les «plans climat» cantonaux et la stratégie fédérale soulèvent la question du financement par PPP. Des initiatives comme l’installation de pompes à chaleur à Morges par Romande Energie et le projet «Innergia», qui réunissent les communes et les entreprises pour des infrastructures de transition, témoignent de cette tendance.

Impulsion patronale

L’organisation patronale Economiesuisse favorise ce mode de «collaboration», exprimant même que «les coûts de tous les projets publics, y compris les nouvelles prisons, doivent être examinées en vue d’un PPP».

Ces partenariats sont déjà largement présents dans la politique suisse dédiée à l’aide internationale. Selon une enquête de Public Eye, la Direction du développement et de la coopération (DDC) a significativement augmenté l’usage de PPP. Le budget dédié à ces derniers s’enlève ainsi jusqu’à 600 millions de francs par an – cinq fois plus que ce qui est alloué pour le financement de programmes avec l’ensemble des organisations d’entraide suisses. L’argent du contribuable arrose ainsi principalement les multinationales comme Nestlé ou Coca Cola au lieu de financer des entreprises sociales ou structures à but non lucratif.

Des économies au prix fort. Loin du changement de paradigme espéré, les politiques de type PPP ne remettent pas en question la subordination de l’Etat au marché. La logique de financement des projets d’intérêt public par des PPP est tout à fait compatible avec la rhétorique anti-étatiste qui déclare l’Etat moins capable que les privés et moins légitime à s’endetter.

Perte de contrôle démocratique

Bien que présentés comme des solutions techniques «gagnant-gagnant», les PPP font émerger des enjeux sociaux et démocratiques. Ils diminuent le contrôle des citoyen·nes sur les investissements publics et empêchent les collectivités de planifier leurs investissements en bonne intelligence. Suivant le consensus de Wall Street, ces partenariats nourrissent en outre une dépendance de l’Etat envers la volonté des actionnaires, puisque la gestion – et les bénéfices – des projets leurs sont délégués. Or, dans le contexte de la transition écologique, la maximisation des gains individuels et l’utilité publique ne sont pas toujours compatibles.

Quant à au derisking, il interroge la légitimité des profits privés: si ceux-ci sont assurés, où est la prise de risque des entrepreneur·euses? Finalement, les PPP écartent la possibilité de financer la transition écologique par le biais d’augmentations des taxes, notamment celles sur les plus fortuné·es et pollueur·euses.

A l’heure de l’urgence climatique, la question de comment l’Etat doit investir a beau être d’apparence technique, elle cache des dynamiques de pouvoir, des enjeux de redistribution et, plus généralement, une réflexion vitale sur le service public ainsi que sur la planification écologique et sociale.

Respectivement étudiantes en économie politique et histoire économique, membres de Rethinking Economics Genève.

Opinions Chroniques Gaia Valenti Lilian Schibli

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mardi 27 février 2024

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