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Une jeunesse décadente?

Paresseux et égoïstes. En dépit des recherches qui affirment le contraire, l’argumentaire du «déclin générationnel» charge les jeunes de tous les maux. Mais «peut-être que l’âge ne fait rien à l’affaire?» Eclairage du sociologue français Clément Reversé.
Société

«Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans.» Ces mots ne sont pas ceux d’un politicien ou d’un chroniqueur sur une chaîne d’information en continu. Ce sont les termes employés par l’un des pères de la philosophie, Socrate, il y a environ vingt-cinq siècles. Croire que les jeunes de notre époque sont plus dégénéré·es, plus impoli·es, plus «ensauvagé·es» n’est pas quelque chose de récent. Cinq cent ans avant Socrate, sur une tablette d’argile babylonienne, on peut lire: «La jeunesse d’aujourd’hui est pourrie jusqu’aux tréfonds, mauvaise, irréligieuse et paresseuse. Elle ne sera jamais comme la jeunesse du passé et sera incapable de préserver notre civilisation.»

L’inquiétude de la décadence, de la perte de la solidarité et de la fraternité n’est pas nouvelle. Si on charge toujours la jeunesse de maux, quoiqu’elle fasse, génération après génération, peut-être que l’âge ne fait rien à l’affaire? Un nombre important de recherches s’intéresse à la jeunesse en la comparant aux cohortes précédentes. Les résultats n’indiquent pas de «décadence». Mais alors, pourquoi ces accusations à répétition?

Des fainéant·es hédonistes? L’argumentaire d’un soi-disant déclin générationnel tient d’abord à la thématique de l’inactivité de la jeunesse. Les jeunes ne voudraient plus travailler. La comparaison avec les cohortes précédentes est difficile à établir quant au rapport au travail: [en France] les générations «jeunes» d’aujourd’hui sont largement plus diplômées et leur chômage est passé de 7,9% en 1975 à 17,3% en 2023 avec un pic en 2013 à 23,4% des actifs. De surcroît, le marché du travail se dégrade: les diplômes connaissent une inflation importante, leur faisant perdre de la valeur et les emplois précaires sont de plus en plus nombreux. En clair, il ne fait pas bon être jeune et vouloir travailler. Dans les années 80, 17% des jeunes (15-24 ans) étaient touché·es par la précarité de l’emploi. Aujourd’hui, c’est le cas pour 53% d’entre elles et eux.

La période du baby-boom n’a pas été exempte de violence, de pauvreté ou de difficultés de la vie, mais ses jeunes ont connu ce que l’historien et politologue Jean-François Sirinelli qualifie de 4P: «progrès, prospérité, plein-emploi et paix». En comparaison, au vu des conditions contemporaines, l’idée d’être forgé par l’épreuve, c’est-à-dire «d’apprendre» par des situations difficiles ou une succession d’épreuves, semble être un simple abandon de notre jeunesse: la perte d’une solidarité intergénérationnelle. Il ne faut pas omettre la détresse qu’implique le fait de vivre sans CDI, dans l’incertitude face à son avenir et dans la vulnérabilité permanente. On accuse les jeunes de phénomènes dont ils et elles sont victimes avec de forts clichés: selon un sondage Ipsos-Le Monde, 53% des Français trouvent les jeunes paresseux·ses et 63% les jugent égoïstes.

Des jeunes désengagé·es? Pourtant les travaux récents sur les valeurs des jeunes en France et en Europe montrent que les jeunes ne sont pas désengagé·es, ne sont pas égoïstes et sont solidaires. Les jeunes de notre époque ont des valeurs qui sont très proches de celles des générations précédentes. S’ils ou elles sont moins intéressé·es par les questions d’immigration et bien plus par celles de l’écologie, les valeurs comme la famille, l’engagement, la citoyenneté, etc., restent toutes aussi importantes.

Pour ce qui est de la question de l’engagement politique, s’il est certain que le vote des jeunes est moins important, ils et elles ne sont pas pour autant désengagé·es de la politique. Leurs modalités d’engagement évoluent et se cristallisent sur des actions directes (manifestations, pétitions, etc.). Finalement, les valeurs et l’engagement des jeunes ne sont pas moindres, mais différents. Il est vrai que les jeunes se détournent de l’engagement politique «classique» qui ne semble plus rien leur apporter, mais elles et ils s’engagent de manière massive sur les questions d’environnement ou de société.

La critique envers la jeunesse n’est pas fondamentalement différente de celle des années 1960-70: le «judéo-bolchévisme universitaire» est devenu de «l’islamo-gauchisme» et le mouvement de libération est qualifié de «wokisme» – terme étonnamment utilisé péjorativement en France alors qu’il signifie littéralement «l’éveil» ou «être éveillé». Les jeunes générations, car elles amènent souvent avec elles des contestations et de nouvelles manières de percevoir et vivre le monde, ont souvent été la cible de ce type de critiques. Dans les années 1960, l’expression «cheveux longs, idées courtes» nous ramène finalement aux critiques des mouvements sociaux que l’on associe à ce «wokisme».

Les critiques des luttes sociales ne sont pas seulement générationnelles, mais semblent dépendre des tensions entre les âges de la vie. Ces tensions se concentrent particulièrement autour de ces mouvements de pensées et leurs avancées sociales. Elles brisent le sentiment de fraternité, comme avec le livre de Brice Couturier, Ok millennials (2021) qui ne repose sur aucune donnée sérieuse et ne se rend même pas compte que les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas des millennials (ces dernier·ères ont entre 30 et 45 ans).

Colère et solidarité intergénérationnelle. Est-ce à dire que tous les jeunes sont des travailleur·euses acharné·es et des militant·es engagé·es? La jeunesse n’est pas exempte de défaut ni de colère. Les inégalités se multiplient, le climat se dégrade – les derniers étés ont été les plus chauds de l’histoire. Face à de tels constats, il n’est pas surprenant que la jeunesse puisse ressentir une certaine forme de colère. Celle-ci n’est pas seulement synonyme de violence chez les jeunes. Elle est également porteuse d’engagements et de changement social.

Les manifestations et les mouvements sociaux, très largement mobilisés par les jeunes, sont souvent alimentés par une colère; un «ras-le-bol». Qu’il s’agisse des marches pour le climat, des manifestations liées à la réforme des retraites ou encore des rassemblements face aux violences policières, cette émotion peut être mobilisée. A travers l’histoire, des mouvements de/avec des jeunes ont amené à des avancées sociales (Mai 68, mouvement afro-américain pour les droits civiques, printemps arabes, mouvements amérindiens pour le droit à l’eau, etc.). Les jeunes ne sont ni désengagé·es, ni moins fraternel·les, ni déconnecté·es de la réalité. Et comme le souligne le sociologue Tom Chevalier: «La jeunesse n’est pas juste un mot, c’est une métonymie.» C’est une partie qui permet de définir un tout. Il est central de se concentrer sur la jeunesse pour repenser un modèle de société plus ouvert, humaniste et fraternel. La nécessité est alors celle d’une réelle solidarité intergénérationnelle. Celle-ci s’opposerait à l’adultisme actuel qui laisse le pouvoir aux aîné·es, sous l’égide d’une plus grande capacité liée à l’âge supposé.

Cela ne veut pas dire que les discriminations en fonction de l’âge ne touchent que le jeune. Les seniors sont également victimes de discriminations, notamment vis-à-vis de l’accès à l’emploi. Il semble néanmoins complexe de parler de «jeunisme» dans un contexte aussi délétère pour les jeunes des générations actuelles. En clair, des discriminations vis-à-vis de l’âge existent pour les plus jeunes comme pour les plus âgé·es, mais un contexte générationnel vient s’ajouter à celles-ci. Il se trouve être particulièrement en défaveur des cohortes les plus récentes. Le prisme de pensée des âges de la vie reste attaché à l’idée d’une hiérarchie par l’âge, ce qui, dans un contexte de crise, augmente les écarts – notamment économiques – entre les plus jeunes et leurs aîné·es.

La jeunesse est une minorité démographique. Elle ne peut pas s’en sortir seule dans le contexte actuel. Elle va faire face de plein fouet à une succession de crises, notamment à un potentiel désastre écologique. Victime de décisions du passé, elle a besoin d’une solidarité intergénérationnelle. Pour cela, il est central d’écouter et de soutenir notre jeunesse.

Clément Reversé est un chercheur spécialisé en sociologie de la jeunesse et sociologie des espaces ruraux, Université de Bordeaux. Article paru (en version annotée) dans The Conversation.

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