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Démonstrations de force

Carnets paysans

Plusieurs lectrices et lecteurs m’indiquent que ma chronique de décembre sur les manifestations agricoles en Allemagne manquait de clarté. Comme le sujet me semble assez important et qu’il reste d’actualité, je me permets d’y revenir en espérant apporter les éclaircissements nécessaires.

Les défilés de tracteurs et autres blocages qui ont lieu en Allemagne et en France ont pour motif la volonté d’un certain nombre d’organisations professionnelles agricoles de maintenir en l’état les structures actuelles de la production. Ces structures reposent sur trois piliers: la dépendance aux énergies fossiles et à la chimie de synthèse, la concentration du foncier et du capital fixe (machines, bâtiments, cheptel), l’existence d’un marché agricole mondialisé. Pour rendre leurs agricultures concurrentielles sur ce marché, les Etats distribuent avec une grande générosité des aides financières qui renforcent les deux premiers piliers. Les agriculteurs et agricultrices bénéficient de rabais sur le prix des énergies fossiles et disposent d’aides qui croissent proportionnellement à la surface de leurs exploitations.

Ce système doit être réformé, car il a des conséquences désastreuses sur les plans écologique et climatique. Cependant, ces réformes nécessaires vont mettre en danger les exploitations agricoles qui se sont le mieux adaptées au modèle de l’agriculture productiviste de marché. Et ce sont naturellement les propriétaires de ces exploitations qui s’opposent aujourd’hui aux réformes, pourtant très timides, qu’envisagent leurs gouvernements. Pour ne donner qu’un exemple, Joachim Rukwied, le président du Bauernverband qui dirige les manifestations allemandes, exploite un domaine de 350 hectares. La taille moyenne des exploitations en Allemagne se situe autour de 63 hectares (69 hectares pour la France). Cette surface lui rapporte 100’000 euros annuellement.

Le 11 janvier dernier est paru dans nos colonnes un article du correspondant en Allemagne de Libération qui comparait les manifestations agricoles au mouvement français des Gilets jaunes. Cette comparaison est, me semble-t-il, erronée. Autant qu’on le sache, le mouvement des Gilets jaunes mobilisait des personnes appartenant à des fractions des classes populaires durement touchées par les politiques néolibérales. Lorsque les membres de ces fractions de classe ont le statut d’indépendant, il ne s’agit en réalité que d’une dégradation du statut de salarié qui correspond à la possession d’un très faible capital fixe. Le statut d’autoentrepreneur, créé en France en 2008 et souvent adopté par ces personnes, les distingue des véritables entrepreneurs, notamment du patronat agricole.

Le sociologue Gilles Laferté a montré dans L’embourgeoisement, un ouvrage paru en 2018 aux éditions Raisons d’agir, qu’une partie des agricultrices et agriculteurs français·es avait, sous l’effet des dispositifs de subventionnement exposés ci-dessus, acquis une position sociale particulière qui les rapproche de «l’ethos capitaliste des cadres et chefs d’entreprise» (p. 169). Il y a tout lieu de croire que ce sont précisément celles et ceux qui se mobilisent actuellement. Du moins, ce sont celles et ceux qui structurent les mobilisations, car les manifestations agricoles spectaculaires permettent souvent d’instrumentaliser la colère ou le ressentiment des catégories en déclin.

Les mouvements auxquels on assiste aujourd’hui sont donc pour l’essentiel le signe d’une lutte à l’intérieur des patronats français et allemand pour savoir comment seront partagés les coûts de la crise écologique. Ces manifestations sont des démonstrations de force qui favorisent la droite radicalisée et l’extrême droite. Ce sont en effet les seules forces politiques qui ont suffisamment rompu avec la science pour accepter de maintenir un statu quo qui met en danger nos conditions de survie sur la planète. En Suisse, l’équivalent de ces manifestations est l’augmentation de la représentation agricole au parlement sous l’égide de l’Union démocratique du centre (UDC).

Il n’y a rien à trouver d’émancipateur dans ces démonstrations de force. Au contraire, toute mesure favorable à une production alimentaire socialement et écologiquement acceptable passera par le démantèlement des exploitations de celles et ceux qui se mobilisent aujourd’hui, par l’augmentation d’un emploi agricole et rural bien rémunéré et par la réorientation d’un système de subventionnement aux effets désastreux.

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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