Le sucre, ce doux poison
En Suisse1>Premier volet paru en page Contrechamp du 11 décembre 2023., la consommation de sucre est en moyenne de 110 grammes par personne et par jour, alors que l’Organisation mondiale de la Santé, l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et la Société suisse de nutrition préconisent au maximum 50 g/jour et idéalement moins de 25 g. Il existe de nombreuses preuves des effets néfastes de la consommation excessive de sucre sur la santé, le plus connu étant ses liens avec le surpoids et l’obésité. Ainsi, la Revue médicale suisse (RMS) signalait en 2019 que la consommation de sucre, «notamment sous forme de boissons sucrées telles que les sodas, est un facteur qui a été associé à de nombreuses reprises au développement de l’obésité, en particulier chez l’enfant et l’adolescent»2>R. Rodriguez-Vigouroux, L. Bergé, F. Pralong, R. Maghdessian, «Les méfaits du sucre dans l’alimentation», RMS, 23 janvier 2019..
L’Office fédéral de la statistique (OFS) relève que 43% de la population suisse adulte est en surpoids (dont 12% obèse), la prévalence de l’obésité ayant doublé entre 1990 et 2020. Chez les enfants, au moins 15% sont en surpoids3>OFS, 2023, tinyurl.com/yrc4bmph. L’Office fédéral de la santé publique souligne quant à lui que «le surpoids, et plus encore l’obésité, comptent parmi les facteurs de risque des maladies non transmissibles, à l’instar des maladies cardiovasculaires, du diabète de type 2 et de certaines formes de cancer»4>OFSP, 2023, tinyurl.com/4nyemnxc.
Si l’on ajoute l’hypertension, on voit que le sucre joue un rôle important dans la plupart des maladies civilisationnelles récentes, devenues les premières causes de mortalité en Suisse. Le site d’information publique Swissinfo signalait ainsi à l’été 2023 qu’«en 2015 déjà, l’OMS avait tiré la sonnette d’alarme en pointant que la consommation excessive de sucre débouche sur l’augmentation de l’obésité et des maladies chroniques», relevant qu’en Suisse quatre personnes sur cinq meurent de ces maladies. «Les coûts des soins de santé associés sont estimés à plus de 50 milliards de francs par an, soit 80% des coûts totaux des soins de santé»5>Swissinfo, 21 juillet 2023, tinyurl.com/2fdjjayd.
En avril 2023, l’association DiabèteVaud lançait une campagne contre la surconsommation de sucre. Relayée par la RTS, elle dénonçait le fait que «près d’un enfant sur six est en surpoids, notamment à cause des sucres ajoutés. Ceux-ci ont plus de risques de développer des problèmes de santé tels que l’obésité, le diabète de type 2, des troubles cardiovasculaires et métaboliques, des caries et de l’hyperactivité.» Invitée par la RTS, la pédiatre Nathalie Farpour-Lambert relevait même «une augmentation du degré d’obésité» chez les enfants, soit des obésités beaucoup plus sévères qu’auparavant.
De fait, «plus les enfants sont exposés tôt au sucre, plus ils développeront une préférence pour le goût sucré. Or, l’enquête des organisations de consommateurs suisses a montré que 94% des aliments qui s’adressent aux enfants sont trop sucrés»6>RTS, 5 avril 2023, tinyurl.com/htzzdfu; lire aussi Le Courrier du 3 mai 2023.. Un problème tel que le quotidien 24heures avait pu, en 2014 déjà, titrer: «Le sucre pourrait être aussi addictif que les drogues dures»7>24heures, 12 novembre 2014, tinyurl.com/bde7u2fs.
Comme tant d’autres, les problèmes de santé sont frappés du sceau de l’injustice, affectant plus gravement les populations défavorisées que les autres. L’OFS note par exemple que «chez les femmes, les différences sociales sont frappantes: comparées aux femmes ayant achevé une formation du degré tertiaire, celles dont le niveau de formation est plus bas courent un risque 3,5 fois plus élevé de souffrir d’obésité et 1,9 fois plus élevé d’être en surpoids»8>OFS, 2020, tinyurl.com/2w5p3t4p. La campagne de DiabèteVaud souligne aussi que «ces problématiques touchent plus particulièrement les personnes des milieux socioéconomiques modestes».
Le site Planète Santé cite une récente étude publiée par British Medical Journal sur le diabète de type 2 dans le canton de Genève entre 2005 et 2017, qui «atteste d’inégalités marquées, mais surtout croissantes, entre les catégories socioprofessionnelles et selon les lieux d’habitation. […] Sur la période 2015-2017, la prévalence du diabète était de 11,8% [pour] les revenus mensuels les plus bas (<5000 chf par ménage) contre 4,7% [pour] plus aisés (<5000 chf par ménage)»9>Planète santé, 12 octobre 2020, tinyurl.com/5fc4wha3. Et les auteurs de l’enquête de s’étonner: «Ces disparités étaient attendues; ce qui nous a surpris c’est l’écart entre les populations et le fait qu’il s’est creusé depuis la période 2005-2010», selon le Pr Idris Guessous, médecin-chef aux HUG et co-auteur de la publication. L’étude signale également que «la proportion des cas de diabète non diagnostiqués varie aussi selon les couches socio-économiques: les personnes les plus pauvres ignorent plus longtemps leur diabète. Ce sont aussi celles qui présentent le plus de facteurs de risque associés (obésité, tabagisme, hypertension…)».
De la responsabilité individuelle
Malgré ces conséquences injustes et tragiques et les nombreux avertissements émanant d’entités officielles, le monde politique suisse, gangrené par le lobbyisme agro-industriel, se refuse à agir sérieusement, se contentant, comme à son habitude, des engagements des industriels. Or, comme on sait, les promesses n’engagent que celles et ceux qui y croient. Swissinfo informait en juillet dernier que «la consommation excessive de sucre en Suisse est un grave problème de santé publique […]. Mais le parlement rechigne à agir»10>Swissinfo, Cf. note 5.. Pourtant, «les ménages suisses affichent une consommation de douceurs parmi les plus élevées d’Europe». Ailleurs, bien que la situation ne soit pas plus grave, on a cependant commencé à agir: «des pays comme le Royaume-Uni, la France et le Mexique ont adopté des taxes sur les boissons et les aliments contenant des sucres ajoutés. L’impact positif de ces changements a été largement documenté».
En Suisse, le Conseil des Etats avait rejeté fin 2021 deux initiatives cantonales (Genève et Fribourg), pourtant loin d’être radicales, qui visaient à limiter les quantités de sucre dans les aliments à des fins de santé publique. Ici, on aime les mesures «non contraignantes», en faisant confiance aux entreprises, en misant sur la concertation de «tous les acteurs» (en réalité: ceux qui ont les moyens de se faire entendre) et le consensus (qui est en Suisse la forme réussie de la coercition). Lors de sa session de printemps 2023, le Conseil national a à son tour refusé les deux initiatives en question. «Un débat sensible qui illustre la difficulté de parler du sucre en Suisse, et qui montre la puissance des lobbies de l’agroalimentaire»11>Swissinfo, 13 mars 2023, tinyurl.com/3zvn43vs, comme le relève un autre article détaillé de Swissinfo, qui recueille les observations de parlementaires·de divers bords: «Le lobby du sucre est très fort. En plus de Coca Cola, l’industrie agroalimentaire et les géants du commerce de détail se mobilisent. Une taxe sur le sucre aurait forcément un impact sur leur activité», observe Léonore Porchet (Vert·es/VD). Ce lobby se retrouve même au sein de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture, relève Valérie Piller Carrard (PS/FR), pointant Simone de Montmollin (PLR, GE), membre du conseil d’administration de Sucre Suisse SA, qui assure l’approvisionnement du pays en sucre. Dans le même article, les politiciens de droite se justifient par la sacro-sainte «liberté» de commerce et la responsabilité individuelle: «Je pense qu’il appartient au citoyen de prendre en charge son alimentation», développe Philippe Nantermod (PLR/VS).
Ce discours cache mal les intérêts bien compris de l’économie aux détriments de la population, en particulier des plus faibles. La plus grosse partie des sucres néfastes que nous ingérons sont en effet cachés par l’industrie. L’observatoire du sucre de la Fédération romande des consommateurs (FRC) le rappelle: «85% des sucres sont ingérés via des aliments transformés dont la composition est décidée par le fabricant»12>FRC, 1er avril 2021, tinyurl.com/2s3jwccz. Et les spécialistes, tel le Pr Guessous des HUG, sont très explicites: «Nous avons clairement identifié les populations vulnérables et elles ne sont pas éparpillées dans le canton [Genève]! Il faut donc accepter de sortir de la pensée de la responsabilité individuelle et regarder en face les facteurs structuraux qui nourrissent ces inégalités. Quand il y a de telles fractures socio-économiques, ce n’est pas que du ressort de l’individu!»13>Planète santé, Cf. note 9.. Réduire ces inégalités passe notamment par des actions sur le cadre de vie des populations vulnérables. «L’obésité et le diabète sont favorisés par l’environnement urbain, qui a un impact sur la nourriture à laquelle on a accès et sur la possibilité de faire de l’activité physique. Mais on sait aussi qu’il existe des liens entre le [diabète type 2] et le stress par exemple. Il faut donc agir globalement sur l’amélioration du cadre de vie pour avoir un impact sanitaire»14>Planète santé, Cf. note 9., selon le Dr David Beran, chercheur aux HUG et membre du Centre facultaire du diabète de l’Unige. Des études ont aussi mis en évidence des associations entre diabète et pollution atmosphérique ou bruit ambiant, relève Planète Santé.
La gauche a beau s’indigner, les majorités lui échappent. Swissinfo rapporte: «Manuela Weichelt, parlementaire du parti des Verts et présidente de l’Alliance alimentation et santé, dénonce les manœuvres des compagnies agroalimentaires. Nombre de firmes de ce secteur ont leur siège en Suisse. Ces entreprises font pression pour que le sucre disparaisse de l’ordre du jour des législateurs helvétiques»15>Swissinfo, Cf. note 5.. De plus, ce lobbyisme dépasse les frontières suisses: «Une enquête menée par l’ONG Public Eye a révélé qu’en 2019, le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) est intervenu au nom de Nestlé au Mexique, pour empêcher l’introduction d’étiquettes d’avertissement sur les aliments malsains»16>Swissinfo, Cf. note 5.. Swissinfo, pourtant loin d’être un site anticapitaliste, analyse de manière pertinente la situation en rappelant que «le monde politique est réticent à poser des limites à l’industrie alimentaire. Ce secteur auquel appartient la multinationale Nestlé, basée à Vevey, pèse des milliards de dollars»17>Swissinfo, Cf. note 5..
Le cynisme de l’Etat et des industriels en quête de pouvoir et de bénéfices ne doit donc pas nous aveugler sur les responsables de cette épidémie. Les consommateur·rices et les agriculteur·rices constituent les dindons de la farce capitaliste. Alors que l’un·e est gavé·e comme une oie, l’autre est enchaîné·e aux intérêts de l’industrie. De la fourche à la fourchette, le sucre est un fléau sanitaire et social. Mais peut-être et surtout est-il nécessaire de prendre conscience que le fonctionnement général de nos institutions ici dévoilé ne représente pas un dysfonctionnement ponctuel que l’on pourrait résoudre sans changement de fond. Derrière les apparences, cette association cynique entre politiques, Etat et industrie qui se drapent dans le credo de «liberté et responsabilité individuelle» se retrouve dans tous les domaines. On peut donc douter de la pertinence de changements limités dans un seul. Au-delà de notre santé et de celles de nos sols, préserver – ou retrouver – une vie bonne et décente, construire des sociétés justes et raisonnables, nécessite d’abandonner les sociétés productivistes industrielles et leurs inévitables ravages pour en construire de nouvelles, plus sobres et respectueuses.
Notes
Paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, janv. févr. 2024, www.achetezmoins.ch/. Arrangements: Cac/Le Courrier