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Lénine, les pesanteurs et la volonté

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Devant le croissant discrédit économique, social et écologique du capitalisme, le retour à Marx n’est plus tabou. A contrario – au moment où intervient le centenaire de sa mort – se réclamer de Lénine demeure sensible. Philosophe social, théoricien de l’impérialisme, du dépérissement de l’Etat, de l’assimilation critique de l’héritage culturel (entre autres choses), Lénine reste soupçonné d’avoir fait un usage immodéré de la violence et établi les fondements du totalitarisme. Ayant déjà discuté ces deux griefs dans de précédentes chroniques, c’est ici le politique qui nous intéressera, le révolutionnaire capable de sentir – comme personne – le pouls des événements.

Les textes que Slavoj Žižek avait retenus dans son anthologie La Révolution aux portes (2020) révélaient la plasticité unique de la pensée du leader bolchevik – capable de s’ajuster aux convulsions du Temps sans jamais perdre l’idéal de vue, d’alterner avancées fulgurantes, pauses tactiques, voire régressions partielles, pour préserver l’essentiel. De ce fait même, il est malaisé voire téméraire de chercher à dégager des lignes de force d’une politique de Lénine.

D’où l’intérêt de l’ouvrage publié l’automne dernier par Guillaume Fondu – Que faire de Lénine?1>Guillaume Fondu, Que faire de Lénine?,
Critiques Eds, 2023, 204 p.
– lequel conjugue familiarité aux écrits du dirigeant russe et connaissance érudite des faits et débats de l’époque.

A l’instar de Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci ou Léon Trotski, Lénine participe d’un type d’intellectuel particulier intriquant politique et culture théorique. S’il attend de la science l’élucidation des déterminations pesant sur les êtres humains et la société, «la politique (…), note Fondu, n’a de sens [pour lui] que dans un certain rapport au possible.» Charge à elle de proposer une visée partant, certes, des circonstances objectives mais augurant aussi la mobilisation des forces sociales.

Dans la foi accordée à la lutte des classes gît la distinction entre l’objectivisme – qui caractérise la frange droitière de la social-démocratie – et le matérialisme volontariste bolchevik. Se faisant l’interprète de Lénine, Fondu rapporte qu’en se contentant d’énoncer des nécessités indépendantes de toute activité humaine, «l’objectivisme tombe dans le piège de l’apologie fétichiste de la réalité (…)». Toutefois, pour que la mobilisation de sujets conscients oriente effectivement le développement historique, leur organisation est capitale. Sur cet aspect également, les idées de Lénine méritent exhumation. Les exploités ne jouissent pas des mêmes ressources que les possédants: ils n’ont que celle du nombre pour peser sur le cours des choses; or, celui-ci ne vaut qu’à la condition de se coordonner.

Venons-en donc à l’organisation. Une fois constituée, deux écueils menacent celle-ci: 1) sa dilution – faute d’option idéologique affirmée; 2) sa bureaucratisation. Pour éviter le premier, une fois prises, les décisions doivent engager les militant·es: c’est le fameux centralisme démocratique; pour éviter le second, le programme politique doit faire l’objet d’une élaboration collective et régulière susceptible de l’adapter à des circonstances labiles. Une fois la révolution advenue et la guerre civile emportée, Lénine s’est montré inquiet du repli de l’appareil d’Etat sur lui-même et du reflux de l’initiative populaire. D’où son appel – publié en 1923 dans la brochure Mieux vaut moins mais mieux – à la mise en place d’une «inspection ouvrière et paysanne» chargée de contrôler l’Etat; d’où également sa défense de formes autogestionnaires au niveau local.

Une défense prudente tant le dirigeant communiste avait conscience des limites de ces entreprises coopératives – limites ainsi explicitées par Fondu: si les coopératives élèvent «l’individu à un véritable sens du collectif, puisque ce dernier est plus proche de lui et qu’il peut plus aisément y participer, [elles peuvent] aussi engendrer un esprit de compétition entre les différentes coopératives et [reposent], en dernière instance, sur une forme de partialité qui peut entrer en contradiction avec les intérêts généraux de la population».

Autre sujet abordé dans Que faire de Lénine?: le rôle réservé à la classe ouvrière. Si le discours des bolcheviks lorgne une base sociale précise, le prolétariat – défini par une certaine place dans les rapports de production et de pouvoir –, il affiche dans le même temps une ambition universelle. Omettre l’un de ces deux pôles reviendrait, dans un cas, à s’en tenir à un corporatisme de type «trade-unioniste», dans l’autre, à se perdre en vaines incantations. Pour Lénine, le communisme n’est pas un sectarisme ouvriériste; il ne rompt pas tant d’ailleurs avec la société ­antérieure qu’il ne dépasse celle-ci.

En refermant le livre de Guillaume Fondu, Lénine nous paraît pouvoir rester – cent ans après sa mort – un jalon majeur pour qui se soucie de produire des «scénarios politiques à la fois crédibles et mobilisateurs», pour qui entend «raisonner et agir en militant politique: proposer des analyses, en débattre, organiser des groupes militants à différentes échelles et élaborer des scénarios de transformation collective du monde». Pour qui, en somme, ne se résigne pas aux pesanteurs du réel.

Notes[+]

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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