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L’effet «gueule de bois»

Face à l’enlisement de la guerre en Ukraine, l’heure est désormais au pessimisme politico-médiatique. «La bérézina ukrainienne est aussi celle des dirigeants occidentaux, éperonnés par les éditorialistes va-t-en-guerre», relèvent Serge Halimi et Pierre Rimbert, en présageant que cette «gueule de bois» occidentale ne sera pas la dernière. Eclairage.
Ukraine

Panique aux étages supérieurs des rédactions françaises: «Une petite musique inquiétante se répand à travers le monde, s’alarme l’éditorialiste du Figaro Philippe Gélie, celle d’une défaite inéluctable de l’Ukraine» (8 décembre 2023). Après l’échec de la contre-offensive, l’attention internationale se détourne vers Gaza et les Occidentaux mégotent sur l’aide militaire apportée à Kiev. «Toute diminution de l’aide à l’Ukraine serait un drame», prévient un titre de Libération (14 décembre) tandis que France Inter interroge Bernard-Henri Lévy: «Comment il va Volodymyr Zelensky? Vous le voyez régulièrement.» Simultanément, Le Monde (14 décembre) met en garde contre «la mauvaise option de la faiblesse» et décrit le président ukrainien «le visage tendu, le regard presque suppliant» plaidant «désespérément» sa cause.

Même LCI, la chaîne de propagande ukrainienne en langue française et en continu, peine à remonter le moral. «Pour nous, c’est effrayant, admet le général Vincent Desportes; on avait parié sur une descente aux enfers de la Russie, et c’est tout le contraire» (10 décembre). Le journaliste Gallagher Fenwick admoneste les chancelleries qui chancelleraient: «Tout ce que vous économisez aujourd’hui en dollars, vous le paierez demain en hommes. (…) Et je ne vois pas ce qui empêcherait Vladimir Poutine de venir lécher les frontières de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord]» (LCI, 9 décembre). «Cette déprime d’automne s’explique d’abord par un effet ‘gueule de bois’, reconnaît Jean-Dominique Merchet dans L’Opinion (11 décembre). Au printemps, Ukrainiens et Occidentaux s’étaient laissé enivrer par l’idée d’une victoire militaire rapide et d’un effondrement russe dès l’été.» Il avait lui-même tété goulûment ce flacon en n’excluant pas il y a quelques mois que l’Ukraine puisse «reprendre la totalité de son territoire, y compris la Crimée» (24-25 février).

Or une longue enquête publiée par le Washington Post le 4 décembre dernier vient d’établir que la bérézina ukrainienne est aussi celle des dirigeants occidentaux, éperonnés par les éditorialistes va-t-en-guerre. On savait que les armes, l’entraînement, le renseignement provenaient du Pentagone. Mais on ignorait que les plans de la contre-offensive avaient été élaborés au cours de «huit exercices de simulation miniatures» dans une base américaine en Allemagne, en compagnie de militaires britanniques et ukrainiens: «Le général Mark A. Milley, alors chef d’état-major interarmées des Etats-Unis, le colonel-général Oleksandr Syrsky, commandant des forces terrestres ukrainiennes, ont assisté à plusieurs des simulations.» M. Milley avait même prodigué d’astucieux conseils aux forces spéciales envoyées derrière les lignes ennemies: «Aucun Russe ne devrait s’endormir sans s’inquiéter d’avoir la gorge tranchée pendant la nuit.»

Les «alliés» lancent leur opération le 8 juin 2023. Dès le 12, face à la résistance russe, «des mois de planification avec les Etats-Unis doivent être mis au panier et la contre-offensive, déjà retardée, qui se fixait pour objectif d’atteindre la mer d’Azov avant trois mois, marque un arrêt quasi complet». Ainsi, dès la deuxième semaine de juin, des analystes bien informés savaient l’affaire compromise. Mais à un moment où, selon le chroniqueur humoristique de France Inter Matthieu Noël, le spécialiste militaire «Pierre Servent était comme moulé dans le siège invité de ce studio», les auditeurs de la radio publique, eux, restaient confiants dans l’issue que cet amoureux de l’OTAN avait prophétisée: «la dislocation de l’outil militaire russe» (France Info, 24 février); «le pouvoir poutinien très sérieusement fragilisé» (France Inter, 26 juin). Début novembre, quand le général ukrainien Valery Zaloujny admet lui-même «l’impasse» de son armée, Servent s’emporte: «La logique de sa déclaration, c’est la démission. En temps de guerre, si vous dites ça à vos soldats, vous les découragez.» (LCI, 2 novembre)

«On s’était pris à y croire, reconnaît Juliette Bénabent, grand reporter à Télérama (13 décembre), sanctions, condamnation quasi unanime de Vladimir Poutine, aides inédites au pays agressé… Une victoire de l’Ukraine envahie par l’ogre russe, d’abord inimaginable, a un temps paru possible. Près de deux ans plus tard, l’inquiétude remonte en flèche.» Le journaliste vedette de France Culture Thomas Cluzel avait dénoncé en Ukraine «une véritable boucherie au cœur même de l’Europe», «le réveil du spectre de la guerre d’extermination par la faim», «la progression des forces de l’envahisseur à coups de bombardements destructeurs». Une autre «gueule de bois» s’annonce. Car ce sont les massacres israéliens à Gaza que Cluzel décrit à présent: «La situation est apocalyptique. L’enclave compterait davantage de morts civils que l’Ukraine en deux années de guerre» (13 décembre).

Article paru dans Le Monde diplomatique de janvier 2024, www.monde-diplomatique.fr

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