Chroniques

Noël, le moi(s) d’après

Vivre sa ville

Pas facile de redescendre de la montée de décembre. Des reflux festifs de chairs et de chiffres, des (super)marchés de Noël aux cendres encore chaudes du feu des artifices, les réveillons réveillent les foules, les autres animaux et les souvenirs d’enfance. Je suis des générations de l’abondance, avides à en vomir de voir les cadeaux sous le sapin et les sous venir. En (bête de) somme, conforme à l’aménagement de l’espace et à la diction publique des fêtes de nos défuntes années.

En novembre dernier, une campagne de promotion de la sobriété a suscité de vives réactions en France et divisé le gouvernement. Vendredi Noir approchant, il fut reproché au ministre de la Transition écologique de «stigmatiser les magasins» dans un contexte économique difficile. C’est un peu l’hôpital qui se fiche de la charité, le climat qui se discute à Dubaï ou le parlement suisse qui adopte la nouvelle loi sur le CO2 en refusant de taxer les jets privés (moins d’efforts pour les plus fort·es). Tant de signes de la difficulté – voire de l’impossibilité – politique à ménager la chèvre et le chou, à mélanger le vert décroissant et le bleu libéral, alors que les climatologues voient rouge.

Ce genre de contradictions témoigne de l’addiction que l’on entretient avec «la société de consommation», dont Jean Baudrillard disait en 1970 que «comme la société du Moyen Age s’équilibre sur Dieu et le diable, ainsi la nôtre s’équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation». En même temps, une cinquantaine d’addictologues n’a pas fait plier l’actuel président français, qui refuse de soutenir un mois de janvier sobre et confesse boire au déjeuner et au dîner: «Un repas sans vin, c’est un peu triste.» Le régime macro-nique en fait voir de toutes les couleurs aux gilets jaunes qui broient du noir. Le Paris du désaccord est bel et bien une fête à deux vitesses.

Quant au Père Noël, il n’est pas qu’une ordure. Mais une fiction, un mythe qui tend à banaliser le travail à la chaîne des lutins enchaînés à leurs conditions d’exploités ou à normaliser une mobilité toujours plus grande et rapide pour toujours plus de biens. Chaque année, la Poste suédoise traite quelque 16’000 lettres adressées au Père Noël. La réponse encourage les enfants à «égayer la journée de quelqu’un d’autre». Voilà peut-être un repère différent, une version moins patriarcale et pornographique de l’amer Noël, ou la première fenêtre d’un calendrier de l’Avent d’après, ouverte sur plus de bienveillance entre pairs vivants?

Mais, à la folie, l’humanité continue de boire la Terre jusqu’à la lie. Le 1er décembre dernier, «ignorant les réserves émises entre autres par la Chancellerie fédérale et se mettant à dos ses propres services» (écrit le journal Le Temps), le chef du Département fédéral de l’environnement a publié son ordonnance visant à l’abattage des loups, son cheval de bataille. Si, aujourd’hui et 33 carcasses plus tard, des meutes en sursis hurlent dans la nuit, c’est peut-être pour inviter ces cités à s’émouvoir, à lever les yeux faute de les ouvrir; à regarder en direction des astres pour se diriger vers un autre désastre en commun. Et, surtout, comprendre que décroître n’est pas régresser, mais la seule alternative. La vie est un cycle, pas une croissance infinie, demandez à la lune!

Entre décorations et rations, foie gras des oies et foi grave des ouailles, l’espace saturé du temps faste des fêtes révèle autant de vastes défaites; celles de la vi(ll)e capitaliste qui continue d’aller plus haut, comme Icare, jusqu’à se brûler (les deux ailes). Tel un drone armé, cette vi(ll)e ne fait pas de cadeau. Difficile de s’emballer au présent, le petit Jésus renaît sous les bombes et il est trop tard pour se souhaiter une bonne année.

Lucien Delley est sociologue, LaSUR EPFL.

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mardi 19 juillet 2022

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