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Le béton, chance et calamité des villes

«Le béton fait partie de l’identité suisse. On peut presque parler d’une histoire d’amour.» Les îlots de chaleur se multiplient mais on continue de construire massivement en béton – ce qui n’aide pas à résoudre le problème. Analyse de la géographe et urbaniste Armelle Choplin, professeure à l’Université de Genève, spécialiste des villes africaines.
Le béton, chance et calamité des villes
Armelle Choplin: «Le nouveau quartier de Lancy-Pont-Rouge (GE) est devenu un îlot de chaleur malgré des efforts en termes de végétalisation.» KEYSTONE
Urbanisation

Armelle Choplin est professeure associée au Département de géographie et environnement et au Global Studies Institute de l’Université de Genève depuis 2019. Elle dirige l’Institut de la gouvernance de l’environnement et développement territorial. Face aux risques annoncés en lien avec le dérèglement climatique, les villes actuelles, construites essentiellement avec du béton, vont devoir s’adapter sans retard, avertit la spécialiste des villes africaines 1>1 Auteure de Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique (MétisPresses, 2020) et
de Concrete City, Material Flows and Urbanisation in West Africa (Wiley, 2023).
SITG, Genève, paramètres climatiques: http://tinyurl.com/pointschauds
. «C’est un peu maintenant ou jamais.» Entretien.

Les villes occidentales, qui hébergent la plus grande part des habitants des pays industrialisé, sont-elles adaptées aux changements climatiques qui se multiplient?

Armelle Choplin: Les villes changent et s’adaptent en permanence. Mais face à ce qui s’annonce, c’est-à-dire aux risques liés au dérèglement climatique, il va falloir qu’elles le fassent sans tarder. C’est un peu maintenant ou jamais. Les villes actuelles sont en effet construites depuis 70 ans selon un modèle très minéral, c’est-à-dire avec beaucoup de béton, et conçu pour les voitures. L’imperméabilisation des sols, par exemple, pose le problème de l’écoulement de l’eau et donc de la multiplication des inondations, surtout lors de précipitations importantes, qui sont de plus en plus fréquentes. A Genève, certains épisodes de pluies récents, avec des précipitations brèves mais très intenses, combinés à de fortes chaleurs, ont pu faire penser au climat tropical que l’on peut trouver en Afrique de l’Ouest, où j’ai vécu plusieurs années.

Le béton n’est pas terrible non plus pour conserver la fraîcheur…

L’usage du béton et du goudron, qui emmagasinent la chaleur, participe en effet à la création des îlots de chaleur. Plateforme 10, l’espace aménagé récemment devant le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, en est un bon exemple. Il a été immédiatement baptisé «la plancha» par les usagers pour sa faculté à stocker la chaleur du soleil. Il y fait plusieurs degrés de plus que dans le parc arboré le plus proche. Plateforme 10 a beau être récent, c’est le résultat d’un projet qui a été pensé il y a dix ou quinze ans, c’est-à-dire une époque où le souci des îlots de chaleur ne se posait pas avec la même acuité qu’aujourd’hui. Heureusement, les villes s’adaptent et le béton de cet espace a déjà été remplacé par du gravier clair qui reflète davantage la lumière et fait significativement diminuer la température.

A Genève, le quartier de Lancy-Pont-Rouge, avec ses tours noires, est également le fruit de réflexions urbanistiques datant de plus d’une décennie. Il est lui aussi devenu un îlot de chaleur malgré des efforts en termes de végétalisation. Des voix demandent maintenant que l’on revoie certains aspects de tout le programme urbain Praille-Acacias-Vernets qui, dans son ensemble, est tout de même très minéral et donc peu adapté aux défis environnementaux de la ville. Je pense également à des cours d’école à Genève qui ont récemment été refaites avec un bitume foncé. L’épisode de canicule tardive survenu en pleine rentrée scolaire cette année les a rendues quasiment invivables. Dans d’autres villes européennes, on est en train de débitumer et de recouvrir le sol avec des copeaux de bois qui absorbent la chaleur tout en étant perméable à l’eau de pluie.

A cela s’ajoute le fait que la fabrication du béton contribue elle-même au réchauffement…

En effet, le béton est principalement fait de ciment, de sable, de gravier et d’eau et l’industrie du ciment est, à elle seule, responsable de 8% des émissions de gaz à effets de serre.

Il faudrait donc commencer à construire avec moins de béton. Est-ce possible?

Les normes actuelles sont très hautes en Suisse et on a tendance à surdoser l’usage du ciment. Or, il est possible de revoir ces normes à la baisse sans pour autant prendre de nouveaux risques.

Pourquoi y a-t-il un surdosage de ciment en Suisse?

Le béton fait partie de l’identité suisse. On peut presque parler d’une histoire d’amour. Pour commencer, le ciment est considéré comme un produit local. Le pays se trouve en effet dans le sillon calcaire de l’axe rhodanien dont les innombrables carrières ont fourni le ciment pour une bonne partie de l’Europe. Cette vaste région a donné naissance à certains des plus grands producteurs mondiaux de ciment, dont l’un est d’ailleurs suisse, Holcim, devenu leader dans le secteur des matériaux de construction après avoir fusionné avec le français Lafarge en 2015.

Ensuite, le béton a été promu par le célèbre architecte chaux-de-fonnier Le Corbusier. Ce dernier affirmait en effet que «les matériaux de l’urbanisme sont le soleil, l’espace, les arbres, l’acier et le ciment armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie» [en 1933, au congrès international d’architecture moderne d’Athènes]. On lui doit tout un pan de l’imaginaire du bâtiment en béton qui s’est perpétué, via ses disciples, dans l’histoire architecturale contemporaine de la Suisse. Plusieurs églises ont été construites avec ce matériau, dont une des plus emblématiques est celle d’Hérémence, en Valais, par le Zurichois Walter Förderer en 1971. Vu comme permanent, le béton est utilisé dès l’après-guerre pour l’édification du moindre bâtiment (parking, abribus ou abri à vélos), des ouvrages routiers de plus en plus impressionnants jusqu’aux abris antiatomiques – spécialité éminemment helvétique intégrée dans tous les nouveaux bâtiments – qui devaient tous, pour des raisons différentes, être solides et durer.

Enfin, on a aussi construit en béton car cela a permis de loger rapidement beaucoup de monde et à moindre coût. Résultat, il est devenu un matériau omniprésent dont nous sommes très dépendants. Or, l’urgence climatique oblige à réfléchir à des alternatives à ce matériau très polluant et de moins en moins adapté aux besoins de nos villes.

Quelles sont les solutions?

Pour faire face à la chaleur, il faut végétaliser autant que possible. On le voit bien sur les cartes d’analyse climatique de Genève, il y a plusieurs degrés de différence entre les parcs ou les espaces arborés et les îlots de chaleur que sont les déserts minéraux (comme Plainpalais). En outre, alors que les épisodes de canicules se multiplient chaque été, les architectes pourraient commencer à proposer pour les nouvelles constructions des expositions principales non plus vers le sud, comme cela se fait habituellement, mais vers l’est ou l’ouest, ou même le nord, pour bénéficier d’un peu plus d’ombre et donc d’une relative fraîcheur.

«Un toit plat, le pire que l’on puisse faire»

Une autre solution serait l’utilisation de doubles plafonds, c’est-à-dire de greniers, une habitude qui s’est largement perdue à Genève où presque toutes les constructions modernes ont un toit plat. Et un toit plat, c’est le pire que l’on puisse faire contre la canicule. Les penthouses, les chambres de bonnes, les duplex en dernier étage, on commence à en revenir. Certains ne sont plus vivables aujourd’hui. Il faut reconstruire des mansardes qui permettent de garder la chaleur et isoler l’étage du dessous.

Mais peut-on techniquement se passer du béton?

Pour l’instant, cela semble compliqué. Mais on peut essayer de diversifier les matériaux sur un chantier. Il existe des alternatives qui ne sont pas forcément plus chères. Marlène Leroux, chargée d’enseignement à l’Institut de gouvernance de l’environnement et développement territorial (Faculté des sciences de la société de l’Unige), fait partie de l’agence Archiplein qui a réalisé des immeubles de logement en pierre massive blanche notamment à la Coulouvrenière et à Plan-les-Ouates. C’est non seulement très beau, mais aussi très efficace du point de vue thermique.

Qu’est-ce qui nous empêche de construire davantage en pierre?

Nous avons non seulement perdu le savoir-faire de la production de masse des constructions en pierre mais en plus, et surtout, il est très difficile de sortir du tout-béton. La logistique actuelle est très bien en place: fabrication du ciment, extraction des graviers, va-et-vient des bétonnières dans la ville, etc. Il est très difficile de changer un modèle de production aussi dominant et auquel tout le monde est habitué, du promoteur au système financier en passant par toute la chaîne des industries actives dans la construction. Même les architectes sont formés – pour ne pas dire formatés – à utiliser le béton. Ce n’est que depuis peu que des cours proposent des alternatives.

Alors, comment sortir du tout-béton?

Je crois beaucoup en la prise de conscience sociale et en l’action citoyenne. Tout le monde doit mettre la pression. Le citoyen pour que les élus changent les lois et les normes en matière de construction, les clients pour forcer les promoteurs à les adopter et exiger des industriels qu’ils développent des filières plus vertes. La recherche n’est pas en reste, en particulier dans les écoles polytechniques fédérales de Lausanne et de Zurich, ou des groupes travaillent à la mise au point d’un ciment décarboné ou au développement de techniques de construction innovantes et de matériaux plus durables qui pourraient remplacer le ciment.

Il n’y a pas que la pierre pour remplacer le béton…

Non, on peut aussi construire en bois, un matériau que la Suisse utilise depuis très longtemps pour ses maisons. Cela dit, ce n’est pas la panacée non plus. La filière n’est pas assez importante pour subvenir à tous les besoins. Au-delà du bois, il existe plein d’autres solutions comme la paille ou la terre. Signe des temps, l’année dernière, le prix Pritzker 2022 (l’équivalent du prix Nobel d’architecture) a été décerné à l’architecte burkinabé Francis Kéré. Il est non seulement le premier lauréat africain, il est en outre un architecte atypique parmi ceux qui ont reçu cette récompense. Dans son travail, il privilégie au maximum l’usage des matériaux locaux, notamment la terre, et utilise toutes les techniques de climatisation naturelle – double toiture, façades percées, bassines d’eau fraîche au pied des cheminées, etc. – pour maintenir une température acceptable à l’intérieur même en temps de fortes chaleurs. Récompenser un architecte africain qui construit en terre, avec une empreinte carbone faible, est révélateur d’une certaine prise de conscience.

Les grandes villes africaines qui se développent à toute allure, telles que Lagos au Nigeria, ne sont pas forcément les meilleurs exemples…

En effet. Mais c’est là le paradoxe des villes africaines. Les habitants là-bas rêvent une vie entière de pouvoir se construire une maison en béton parce que c’est un symbole de réussite, tout en étant le matériau le plus facile et le moins cher à utiliser. Ce ne sont plus des bidonvilles qui poussent dans les périphéries urbaines, mais des «bétonvilles». Le problème, c’est qu’une fois terminée, la maison s’avère inhabitable à cause de la chaleur. Dans les quartiers plus aisés, les bâtiments sont aussi en béton et les fenêtres sont toutes fermées avec d’épais rideaux pour éviter que la chaleur rentre, car ils sont bien sûr tous équipés de climatiseurs. Ce qui est ironique, c’est que dans le domaine de la construction africaine, deux figures inspirent respect et admiration alors que tout les oppose. D’un côté Francis Kéré, promoteur des matériaux locaux et de l’architecture tropicale vernaculaire, et, de l’autre, Aliko Dangote, l’homme le plus riche du continent, qui a fait fortune justement dans le ciment. C’est lui qui, grâce au pétrole nigérian, a réussi dès les années 1980 à développer une production locale de ce matériau qui était auparavant importé d’Europe. Aliko Dangote a en quelque sorte africanisé le ciment et démocratisé son usage en Afrique. Il a indirectement participé à la croissance effrénée de Lagos qui est évidemment une ville de béton, de moins en moins habitable car peu adaptée à son environnement.

La chaleur n’est pas le principal risque qu’affrontent des villes comme Lagos, qui compte plus de 20 millions d’habitants?

Lagos donne sur le golfe de Guinée. Elle est régulièrement soumise aux aléas des inondations causées à la fois par les eaux en crue et qu’aucune canalisation ne parvient à contenir (provoquant des événements destructeurs parfois très impressionnants) et par l’érosion côtière au sud qui grignote jusqu’à 20 mètres de terre sur le littoral. Ces problèmes d’inondation, on les retrouve aussi de manière régulière depuis vingt ans dans des villes du Sahel qui n’étaient pas préparées à ce risque, telles que Dakar (Sénégal) ou Nouakchott (Mauritanie). Celles-ci se sont agrandies dans des zones inondables et ne disposent pas de tout-à-l’égout ou de système de drainage. Résultat, certains quartiers sont sous l’eau une bonne partie de l’année.

Notes[+]

L’article est paru dans Campus n°155, décembre 2023, dossier: «Anthropocène».

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