Chroniques

Liaisons dangereuses: les historiens et l’Empire britannique

À livre ouvert

Priya Satia, une historienne décorée de tous les honneurs de la profession, offre aux historien·nes un long – et parfois désagréable – face-à-face dans un miroir. Cela fait déjà quelques décennies, nous dit-elle en reprenant Dipesh Chakrabarty, que l’on sait que l’écriture de l’histoire est intimement liée aux plus graves crimes des deux ou trois derniers siècles et en particulier au colonialisme européen. L’historicisme, qui considère que l’état intellectuel, culturel ou économique d’une société dépend de sa place dans une trajectoire temporelle, est notamment ce qui permet aux puissances coloniales de justifier leur “mission civilisatrice” de populations arriérées. Quel rôle, exactement, les historien·nes jouent-ils dans cette dynamique?

Time’s Monster1 offre une analyse, laborieuse et déroutante, de la manière dont la compréhension du temps évolue depuis la période moderne. Les Lumières rompent avec la compréhension cyclique du temps, et établissent une conception linéaire: l’humanité marche vers le Progrès, dans un mouvement aussi irrésistible que positif. L’Europe, à la pointe de ce progrès, possède quelques longueurs d’avance sur les autres régions du globe. À l’horizon pointe un avenir forcément meilleur, auquel il faut tendre, un avenir d’où les contemporains peuvent être jugés: auront-ils tout fait pour contribuer au progrès de l’humanité? Coloniser pour “civiliser” n’est plus seulement une bonne œuvre morale – mais devient une obligation morale.

Priya Satia s’intéresse spécifiquement à l’Empire britannique dans sa relation avec l’Inde. L’entreprise coloniale, estime-t-elle, est perçue d’emblée comme problématique: nombre de citoyens britanniques, administrateurs, hommes d’affaires ou d’État, sont rongés par la culpabilité face aux désastres causés. Esclavage, famines, rébellions écrasées dans le sang. Ces horreurs se laissent pourtant justifier au nom du progrès – ne s’agit-il pas de peuples arriérés, gouvernables uniquement par la force? – et la Grande-Bretagne ne saurait refuser la mission civilisatrice qui lui incombe. Au Moyen-Orient, l’Empire repose moins sur l’idée que la région est historiquement arriérée – mais sur celle que la région est ahistorique, piégée dans un temps biblique et mythologique à la fois.

Les violences de l’impérialisme dépassent bientôt ce cadre justificateur. Elles se remarquent également à Londres ou Manchester, où les classes populaires vivent dans la plus grande détresse. La répression de la rébellion indienne de 1857 constitue un tournant, qui laisse nombre d’administrateurs coloniaux incapables d’expliquer leur présence sur place. Il faut de plus en plus de gymnastique morale pour justifier l’entreprise coloniale, et un changement se fait sentir: l’Empire britannique, responsable d’avoir détruit la société indienne, est désormais condamné à la reconstruire. Le colonialisme offre la chance de rédemption pour les crimes passés. Ces positions s’accompagnent d’un changement de nature dans l’écriture de l’histoire, nous dit Priya Satia: «Au début [du 19ème siècle], une vision libérale et universaliste de l’histoire tolère l’expansion et la violence au nom du progrès; à la fin, une vision historique raciste tolère à son tour l’expansion et la violence au nom du progrès.»

Priya Satia nous montre ainsi que les historiens ont offert la justification morale nécessaire à la colonisation du monde. Leur rôle dépasse la rédaction de livres, puisqu’ils se retrouvent jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir, “conseillers du Prince”. Aujourd’hui, la profession académique est peut-être moins impliquée – mais l’histoire, dans ses productions grand public, continue à former les consciences. L’invasion russe de l’Ukraine, construite sur un argumentaire historique, en est un exemple récent.

*Historien
1 Priya Satia, Time’s Monster. History, Conscience and Britain’s Empire, Cambridge : Harvard University Press, 2020

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lundi 8 janvier 2018

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