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Kissinger, l’éminence noire de Washington

Jacques Depallens revient sur la part sombre de l’action de l’ancien secrétaire d’Etat Henry Kissinger, récemment décédé.
États-Unis

A 100 ans, comme son stratégique ami Augusto Pinochet à 91 ans, un ancien diplomate et ministre du président Nixon vient de s’éteindre dans son lit. Kissinger émigra d’Allemagne aux Etats-Unis, en plein génocide nazi, à l’âge de 15 ans avec sa famille. Il troque son prénom de Heinz pour celui d’Henry. Naturalisé en 1943, il fut engagé à la fin de la Seconde Guerre mondiale à la division de contre-espionnage (Counter Intelligence Corps) du renseignement militaire étasunien. Il a à son actif des rapprochements entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, ainsi qu’avec la Chine, conduisant à une modération de la course aux armes nucléaires.

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Le passif du conseiller présidentiel est plus lourd. Au Vietnam, entre 1970 et 1973, Kissinger a encouragé des bombardements sans limites contre les troupes Vietcong (le Front de libération national du Sud Vietnam, allié du Nord Vietnam communiste et opposé au régime sud-vietnamien) jusque dans leurs sanctuaires militaires au Cambodge et au Laos, qui ont fait des ravages humains à large échelle – à l’encontre de cibles civiles – et environnementaux avec le recours au napalm.

En Amérique du sud, l’homme a installé une politique fanatique et meurtrière contre la gauche, des années 1970 à 1990. Kissinger était tétanisé à l’idée que des mouvements révolutionnaires ou se réclamant du socialisme puissent s’approcher du pouvoir. Habité qu’il était d’une intolérance totale, ne voulant laisser aucun espace à des forces opposées, voire critiques, vis-à-vis de la domination nord-américaine, fussent-elles élues démocratiquement comme au Chili, au Brésil ou en Argentine. Richard Nixon, son patron, partageait sa vision, y voyant un danger pour la domination des Etats-Unis, non seulement sur le continent américain, mais dans l’ensemble du monde. Tous deux étaient obsédés par l’éventuelle apparition d’un second Fidel Castro en Amérique latine.

Dès l’élection de Salvador Allende à la présidence du Chili, la machine à détruire et les manœuvres de la CIA vont se succéder. D’abord nommé conseiller à la sécurité militaire, Kissinger devient en 1969 secrétaire d’Etat à la sécurité nationale du gouvernement Nixon. Il a eu une influence décisive sur la politique étasunienne adoptée à l’égard du Chili. Cela comprenait un projet de coup de force pour empêcher l’entrée en fonction du président Allende au lendemain de sa victoire électorale en 1970.

Parmi les interventions immédiates, il y a eu l’assassinat du général Schneider, le 25 octobre 1970, résultant d’une tentative d’enlèvement ratée encouragée par la CIA. Approché par une droite putschiste lui enjoignant de convoquer sans délai de nouvelles élections présidentielles, comme la Constitution du Chili le permet, le général refusa et fut exécuté dans sa voiture.

Puis, Nixon et Kissinger axèrent tous leurs efforts pour déstabiliser l’économie du pays. «Make the economy scream!» («faites crier l’économie») était leur mot d’ordre. Des fonds importants furent acheminés par la CIA aux grévistes opposés au gouvernement. Parmi les actions les plus ruineuses pour la gouvernance du pays, il y eut la grève des transporteurs routiers dont dépend l’approvisionnement du sud du pays. Les camionneurs grévistes recevaient des Etats-Unis et de divers donateurs industriels opposés à Allende le paiement immédiat de leurs jours de grève. Pour empêcher l’armée de réquisitionner les camions, les chauffeurs se calaient les uns derrière les autres et enlevaient des pièces de moteur pour empêcher toute mise en route. Ces colonnes de dizaines de kilomètres de camions à l’arrêt avaient un effet dévastateur pour la population, privée de moyens d’existence.

Il y eut encore à l’actif du gouvernement Nixon-Kissinger l’organisation à l’échelle de l’Amérique du sud du plan Condor, qui a coordonné de très près, dès 1976, les opérations meurtrières envers les gauches et les populations civiles d’Argentine, du Brésil, de Bolivie, du Paraguay et d’Uruguay – en fournissant notamment des informations d’espionnage et des listes de «suspect·es» aux polices tortionnaires de ces pays.

A Françoise Giroud le mot de la fin. Lorsqu’elle a appris en 1973 l’attribution du prix Nobel de la paix à Henry Kissinger, la femme de lettres et femme politique française a déclaré: «C’est plutôt le prix de l’humour noir!»

Jacques Depallens, ancien conseiller municipal, Gauche en mouvement, Renens (VD).

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