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Du travail à l’œuvre

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Pour nombre d’entre nous, la culture désigne nos loisirs; elle nous distrait du labeur. Une vision que conteste le poète et essayiste Bernard Noël dans son essai de 1997: La Castration mentale. L’écrivain affirme, en effet, que «la Culture est la vie entière, c’est-à-dire la vie dans le moment où elle réalise sa propre unité en ne séparant plus travail et loisir, quotidien et pensée, plaisir et connaissance, amour et obligations sociales».

N’en déplaise aux prophètes de la «fin du travail», la centralité de celui-ci dans nos vies perdure. Sa capacité intégratrice, les revenus auxquels il donne droit font cruellement défaut à certains; chez d’autres, sa précarisation (contrats courts, travail à la tâche dépourvu d’un plein accès à la sécurité sociale, etc.) sème l’inquiétude.

Face à une tendance demi-séculaire à l’affaissement des intérêts du Travail face à ceux du Capital, on serait tenté de s’en tenir à des luttes défensives, parcellaires. La pression soutenue du Capital épuise et décourage les travailleurs – rendant leur organisation à la fois plus cruciale et moins évidente. Le combat pour la préservation des conquis sociaux importe – il est vrai –; mais un effort théorique doit le seconder – prenant désormais en compte l’exigence culturelle, de sens et de contenu soulignée par Noël.

Ces cinquante dernières années, aux assauts du néolibéralisme s’est ajoutée la succession rapide de deux mutations formidables. Un bref aperçu de notre histoire industrielle donne la mesure de cette accélération: à la fin du XVIIIe siècle, une première révolution industrielle est advenue au Royaume-Uni, matérialisée par l’invention de la machine à vapeur. La deuxième révolution apparaît, elle, le siècle suivant, entre 1890 et 1910, en Allemagne et sur la côte est des Etats-Unis; elle est marquée par l’extraction du pétrole et la maîtrise de l’électricité. Le troisième bouleversement – la «révolution informatique» – intervient entre 1970 et 2000 sur la côte ouest des Etats-Unis, cette fois, et au Japon. Sont alors développés le microprocesseur, l’ordinateur de bureau, des logiciels grand public, etc.; l’électricité d’origine nucléaire permet la production de matériaux révolutionnaires et la diffusion de nouveaux moyens de transmission. Enfin, moins d’une génération plus tard, la quatrième révolution industrielle qualifie l’intégration croissante de technologies telles que l’intelligence artificielle ou la réalité virtuelle et augmentée.

Pourtant nullement témoin des dernières vagues d’innovations, l’ethnologue et archéologue André Leroi-Gourhan notait déjà, dans Le geste et la parole (1964), que les mutations techniques et technologiques s’accompagnent nécessairement d’une «refonte des lois de groupement des individus» – soit de l’organisation et de la division du travail. Or, pour le marxiste Raymond Williams, on ne saurait inférer un effet d’un dispositif technique simplement à partir de ses caractéristiques propres. La nocivité ou le caractère libérateur d’une technologie, précise-t-il, dépend souvent de qui la possède, de qui décide de l’objectif et de la manière de son activation. L’intellectuel anglais, on s’en doute, considérait qu’il s’agissait d’en reprendre le contrôle et de démocratiser celui-ci. De l’orienter vers la réponse aux besoins sociaux démocratiquement délibérés, dans le respect de la nature et des êtres humains.

Aujourd’hui néanmoins, l’économie est vouée à la profitabilité, au gaspillage, à l’obsolescence programmée ainsi qu’à une «gouvernance par les nombres» (Alain Supiot), laquelle soumet toute réalité à des grilles d’analyse cybernétiques et à un «management de la peur» entretenu par l’angoisse du déclassement.

Dans Le travail n’est pas une marchandise (2019), Supiot pointe le risque actuel de l’intensification d’une emprise cérébrale sur les travailleurs en plus de celle, historique, étreignant les corps. Les salariés sont évalués «à l’aune d’indicateurs de performance coupés de leur expérience concrète de la tâche à accomplir».

Un futur tout autre pourrait, toutefois, s’imaginer. Domestiqués, les outils nouveaux permettraient, de fait, la prise en charge efficace de toutes les tâches calculables ou programmables; «(les machines) pourraient permettre de concentrer le travail humain (…) sur la part proprement poïétique du travail, celle qui suppose une liberté, une créativité ou une attention à autrui, dont aucune machine n’est capable.»

«Nous souffrons tous d’une frustration fondamentale liée au fait que nos actes vitaux, à commencer par le travail, sont privés de la créativité qui les rend générateurs de sens» écrivait le poète dont nous sommes partis. Ouvrir le chemin du sens passe par la démarchandisation du travail, par le dépérissement de l’«emploi» strictement instrumental, réifié. Appréhender qualitativement le contenu de nos activités, leurs finalités, ambitionner l’épanouissement de nos facultés physiques, sensibles et intellectuelles, reprendre le contrôle de nos vies, s’atteler au bonheur commun – c’est tout un!

Outre le partage de nos expressions symboliques, une culture richement entendue passe donc par une appropriation profonde, sociale des grands moyens de production et d’échange, une conception «ergologique» du travail comprenant celui-ci comme moyen et comme finalité, considérant les travailleurs en «œuvriers» selon l’heureuse formule de Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre (Manifeste des œuvriers, 2017).

*Historien et théoricien de l’action culturelle, (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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