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Quelle connerie la guerre

Il y a un peu plus d’un an que Michel Bühler nous a quitté·es. Les mots du chansonnier vaudois nous manquent. Nous republions à titre d’hommage un texte extrait de ses chroniques «A rebrousse-poil», qui ont nourri cette page pendant plus de six ans. A travers cette supplique contre la guerre, écrite au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’auteur exprime une désolation que l’actualité au Proche-Orient fait vibrer d’un nouvel écho.
Hommage

Depuis longtemps, nous avons vu les images. Films ou photos des tranchées de la guerre de 1914-1918: gueules cassées, membres mutilés, corps éventrés gisant dans la boue. Puis villes rasées de celle de 1939-1945, survivants décharnés errant dans ce qui était des rues, entassement de cadavres dans les fosses des camps de la mort. Puis petite Vietnamienne en flammes, hurlant, courant à demi nue sur fond de village incendié. Et décapitations, exécutions sommaires, partout civils massacrés, enfants et femmes fuyant, les pieds nus.

Nous avons entendu, nous avons lu. Les «Lettres de Stalingrad» par exemple, ces appels au secours, censurés, de soldats affamés pris au piège. Et les récits insoutenables des tortures commises dans tous les cachots du monde. Et les appels à l’aide des réfugiés abandonnés à leur sort.

Nous savons ce que, de tout temps, apporte toute guerre: l’horreur, l’horreur, l’horreur.

Et voici que, bruit de bottes et cliquetis des armes, une nouvelle guerre éclate là-bas du côté de l’est, nous laissant stupéfaits, désemparés.

Le recours à la violence débridée semble accompagner Sapiens tout au long de son histoire. La planète est une cour d’école survolée par des oiseaux noirs, où les disputes naissent, couvent, s’enveniment. Si elles se règlent parfois par le dialogue et s’éteignent d’elles-mêmes, elles peuvent finir par dégénérer. Suffit que l’un des adversaires – personnage, Etat, nation – juge qu’il est suffisamment fort pour terrasser aisément son vis-à-vis. Il engagera alors le combat, certain que le bénéfice qu’il va en tirer sera de loin supérieur à toutes ses pertes. Ça marche parfois. Mais la nouvelle guerre ne sera jamais fraîche et joyeuse. Et celui qui la provoque rejoint la lie de l’humanité.

Les raisons des conflits? La conquête de nouveaux territoires, la mainmise sur des richesses naturelles, la volonté d’imposer un système politique, la religion, l’ambition personnelle… Et les guerres reviennent, à chaque génération, comme un ressac. Comme si, victimes d’une malédiction, nous portions au fond de nous, dans nos gènes, cette propension à la barbarie.

Ouais… ça me paraît être une excuse un peu facile. Ça me rappelle ce vieil ivrogne dont nous nous moquions au village. Pour se justifier, il ânonnait, les yeux mouillés: – C’est pas ma faute si je bois: je n’ai jamais eu de volonté!

Ainsi, l’humain pourrait se défausser: – C’est pas ma faute s’il m’arrive de me conduire comme une ordure: c’est écrit dans mon ADN…

J’avoue que parfois je ne suis pas loin de crier: «Arrêtez la Terre, je veux descendre!», j’avoue qu’il m’arrive d’avoir envie de quitter la race humaine, de tout laisser pour me faire ours, moineau, vieux chêne…

Y aurait-il quelque chose que nous puissions faire pour éviter le retour régulier des conflits armés? Pour échapper à ce qui semble être la fatalité, pour briser le cercle vicieux? Je ne sais pas…

Une piste peut-être, mais si dérisoire. Comme pour se persuader malgré tout qu’un jour l’homme se libérera de ses démons: la guerre n’est possible que lorsque existe le déni de l’autre. C’est-à-dire lorsque l’adversaire est perçu comme un être complètement différent: lui, c’est le barbare, le sanguinaire, qui veut «égorger nos fils et nos compagnes». Moi, par contre, même si je le fais à la force des baïonnettes, j’apporte la paix et la civilisation.

(…) Mais que le pioupiou reconnaisse le gars d’en face comme son semblable, et la guerre sera en danger, tout comme les fauteurs de guerre! Rappelez-vous les scènes de fraternisation entre soldats allemands et français, dans les tranchées de 1914: elles ont été immédiatement et violemment réprimées par les deux hiérarchies!

Pratiquer l’empathie, cette capacité de s’identifier à autrui, voilà peut-être le premier pas à faire pour écarter la guerre: celui qu’on me présente comme un ennemi est un humain comme moi. Il a une famille qu’il aime, un village, et le projet surtout de vivre en paix… Empathiques de tous les pays, unissez-vous…

Mais je rêve, tandis que le canon tonne. (…)

«Quelle connerie la guerre.» Que les mots de Prévert semblent faibles aujourd’hui.

Chronique parue dans Le Courrier du 1er mars 2022.

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