Dans leur travail
«Je ne suis ni sociologue, ni ethnologue. Je raconte des histoires» précise l’écrivain britannique John Berger (1926-2017) dans la préface de «La Cocadrille», un des récits qui constituent le triptyque paysan intitulé Dans leur travail1>John Berger, Dans leur travail, Ed. Héros-Limite, coll. Tuta blu, 2023, 616 p.. L’éditeur Héros-Limite réédite aujourd’hui cette trilogie parue entre 1979 et 1992 en un volume et dans une traduction nouvelle de Brice Matthieussent. Ni sociologue, ni ethnologue, peut-être, mais les histoires que raconte John Berger dans cet ouvrage sont le fruit d’un lent travail d’observation participante.
En 1973, John Berger s’installe en effet dans le petit village haut-savoyard de Mieussy et décide de partager la vie des habitantes et des habitants de cette commune qui sont alors un peu plus d’un millier. Pendant quinze ans, l’écrivain accumule les éléments de son triptyque.
Six ans après l’installation à Mieussy, paraît Pig Earth, le premier volet, traduit en français sous le titre La Cocadrille, une classe de survivants (1982). Il raconte Mieussy comme elle n’est déjà plus quand Berger s’y installe. La narration suit la vie de Lucie Cabrol, dont le surnom donne le titre de la traduction française. Née en 1900, la Cocadrille est chassée de la ferme familiale par son frère après qu’il eut dénoncé des Résistants à la milice. Révoltée par cette traîtrise, Lucie Cabrol refuse de participer aux travaux agricoles. Elle est déclarée folle par ses proches et doit s’exiler en forêt. Lucie vit dès lors en vendant des champignons et des cigarettes de contrebande avant d’être attaquée dans sa cabane et de mourir le crâne défoncé par une hache. C’est qu’au village on croit qu’elle cache un magot. S’ouvre alors «la troisième vie de Lucie Cabrol», une vie posthume dans des limbes où se retrouvent celles et ceux qui sont morts de mort violente. Ils et elles sont nombreuses dans ce premier vingtième siècle de guerres et d’industrialisation. Cette «troisième vie» donne à John Berger l’occasion de décrire une scène inoubliable de construction collective de charpente qui exalte la puissance de la communauté paysanne tout en prenant acte de sa disparition définitive, puisque la scène se déroule dans le monde des morts.
Les deux volets suivants du triptyque «Une fois en Europa» (1987) et «Lilas et Flag» (1990) évoquent respectivement Mieussy «en train de se transformer, de se détruire», puis «ce qui arrive aux paysans contraints de quitter leur village et d’émigrer vers la métropole». A travers ces récits, comme dans «La Cocadrille», Berger fait la démonstration qu’il est un formidable écrivain capable de mener tout à la fois un récit historique précis et de jouer au mieux de toute la gamme offerte au romancier pour emporter ses lectrices et lecteurs dans sa fiction.
Au-delà de l’indéniable qualité de la prose, il vaut la peine de s’arrêter sur l’introduction à la première édition anglaise en un volume (1992) que l’éditeur a choisi de faire figurer en conclusion de cette nouvelle traduction. Dans ce texte, Berger fait le point, vingt ans après son installation à Mieussy, sur ce qu’il a compris du monde paysan et de sa place dans la société industrielle. Il fait aussi le point sur le marxisme, qu’il a pratiqué en hérétique, sans adhérer aux partis communistes.
John Berger établit d’abord que «toute idéalisation [du mode de vie des paysans] devient impossible. Dans un monde juste, une telle classe n’existerait plus.» Il note cependant que «les forces qui éliminent ou détruisent la paysannerie représentent la contradiction de maints espoirs jadis associés au principe du progrès historique.» Si, selon Berger, «le rôle historique du capitalisme» est «d’orienter tous les efforts et toutes les imaginations vers ce qui va arriver», alors un retour non idéalisé vers «l’expérience paysanne et la conception paysanne du monde» pourrait fournir la matière d’une émancipation sociale. Comme chez les foules émeutières du XVIIIe siècle décrites par l’historien britannique E.P. Thompson, l’appel à un ordre révolu devient le moteur d’une révolte contre l’ordre capitaliste en train de s’établir et forme la prémisse d’une conscience de classe. Dans cette perspective, Dans leur travail trouve toute sa place dans la belle collection Tuta blu des éditions Héros-Limite, aux côtés d’Ilya Ehrenbourg ou Henri Calet, qui sont plutôt les témoins du travail industriel et de la vie urbaine.
Notes
Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.