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Les cotillons de l’Humanité

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Il y a dix jours se tenait la 88e «Fête de l’Huma». Dans les médias, ne furent retenus que les saillies polémiques, les aléas de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale ou le micro subtilisé d’un ancien premier ministre. L’essentiel nous paraît cependant ailleurs: dans la manifestation d’une Humanité engagée, curieuse et joyeuse.

Une manifestation qui se mérite. Confinée comme un mystère. Une fois arrivé à Paris, un nouveau voyage commence: deux RER pour rejoindre Brétigny-sur-Orge. La faune en transit est diverse: origines, âges, classes sociales, genres. La jeunesse éprise de musique voisine l’intellectuel le nez plongé dans sa gazette, telle riante famille jouxte des militants devisant avec fièvre! Arrivé à Brétigny, une première marche – modeste – nous permet de rejoindre une navette. Sorti de celle-ci, une seconde procession nous attend, plus éprouvante. Le soleil darde sur le bitume écorché. Une dernière allée de terre nous permet d’atteindre, enfin, la base aérienne désaffectée de Plessis-Pâté – lieu-dit des festivités.

Sur la droite, une vaste étendue couverte de tentes ensommeillées. A gauche, quelques vigiles désœuvrés. Devant: les queues de l’entrée. On distingue, dans la file, quelques figures connues: Bernard Vasseur, philosophe, directeur du Centre de création Triolet-Aragon; à ses côtés, un autre Bernard: Friot, sociologue, économiste – l’homme du «salaire à vie» et du «déjà-là communiste». Suivront maintes autres silhouettes familières: le vidéaste web Usul – invité régulier de Mediapart et de Backseat; Olivier Besancenot, le regard concentré, qui fait le pied de grue devant le stand du NPA; non loin de là, davantage bonhomme, son compère Philippe Poutou.

Quelques enjambées encore et affleurent de célèbres bacchantes: celles du cégétiste retiré Philippe Martinez; l’image de sa successeure, Sophie Binet, est projetée à deux pas, sur un écran grand format: elle rappelle les doléances féministes au sein même des organes syndicaux. Derrière nous coule la verve cordiale de l’inspecteur du travail Gérard Filoche. Foulant le terrain comme chez lui, le jeans prolongé d’une chemise immaculée, Fabien Roussel passe devant nous suivi par une équipe de Quotidien.

Le «Village du livre» foisonne d’intellectuel·les critiques: ainsi Isabelle Garo, la spécialiste de l’idéologie chez Marx qui vient de quitter l’estrade avec Jean Quétier, auteur d’un ouvrage sur la forme-parti; tous deux s’entretenaient avec Yvon Quiniou, le chantre d’une morale marxienne. Gérard Mauger n’est pas loin qui paraphe son dernier ouvrage. Semblablement affairé, le clouscardien chenu Dominique Pagani trône chez Delga. Sous les velums, les débats se succèdent: le verbe clair, la voix douce, presque réservée, Florian Gulli défend la pertinence propre à l’antiracisme socialiste. Ailleurs, se promet la libération de Julien Assange, sont interrogés le métissage de nos ADN, les soubassements de l’austérité, l’état du rail, celui de l’audiovisuel public, l’ingérence des algorithmes dans nos vies, etc.

Le chef couronné d’un large chapeau, l’écharpe couleur sang, le directeur des Editions sociales Richard Lagache nous narre l’engagement de ses glorieux aïeuls; il nous parle de Jean Burles, ouvrier-ajusteur, résistant et – entre autres casquettes – directeur de l’Ecole centrale de quatre mois – le lieu de formation des adhérent·es du Parti communiste français: un travailleur formé par le Parti devenu formateur à son tour. L’(auto-)émancipation en acte!

Quoi que laisse penser cette (très) incomplète galerie de personnages, la Fête de l’Huma n’est pas qu’une bamboche franchouillarde. Internationaliste, la réjouissance exalte les luttes de la planète entière: en son «Village du monde» se nichent des centaines d’étals relatant les résistances de Cuba, de la Palestine, d’Afrique et d’Asie. De peuples debout. Militantes, ces trois journées célèbrent aussi la littérature, la bande dessinée, les arts vivants et le cinéma, le sport et les arts plastiques, la science dans ses mille floraisons et – comment l’omettre? – la gastronomie.

Chaque fédération propose ses spécialités culinaires, son nectar particulier. Et cette diversité des saveurs s’étend au monde: qui veut manger malgache ou indonésien, savoyard ou irlandais, trouvera là son bonheur. Ainsi ce couple visiblement ouvrier, retraité qui – après s’être frayé un chemin dans l’exposition consacrée à la complicité créative d’Aragon et de Picasso, après avoir visité l’espace voisin «Sciences et numérique» où discourt le physicien Etienne Klein – file ripailler sous la tente de la Fédération PCF de l’Ain où l’attend un jambon cuit sept heures sur un nid de foin…

Plus de 400 000 personnes constituaient – cette année encore – cette vivante hétérotopie. Incontestablement, le plus grand événement politique et culturel de France, le plus populaire aussi. Bien entendu, mille aspirations diverses animent cette multitude, mais elle converse et s’ébat dans une atmosphère sereine et fraternelle, dans une horizontalité que traduit précisément le mot «fête».

L’esprit bientôt saisi d’une «ivresse plus douce que celle du vin» nous reviennent les pages fameuses de la Lettre sur les spectacles de Rousseau – pages qui fustigent les spectacles «exclusifs» ne montrant «qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité». Suit l’évocation d’un souvenir d’enfance: la ronde du Régiment de Saint-Gervais, ses chants, l’éclat des flambeaux, la vibration des tambours… «Il résulta de tout cela, confie le citoyen de Genève, un attendrissement général que je ne saurais peindre, mais que, dans l’allégresse universelle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher (…). Je sens bien, conclut l’auteur (et nous sur son épaule), que ce spectacle dont je fus si touché, serait sans attrait pour mille autres: il faut des yeux faits pour le voir, et un cœur fait pour le sentir.»

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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