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Innover, ou préserver? Du problème de l’innovlangue

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C’est devenu une valeur cardinale de nos sociétés: l’innovation. Peu d’espaces ne sont pas concernés, si tant est qu’il en existe. Qu’on pense à la mobilité – des voitures autonomes –, aux télécommunications – des téléphones portables pliants –, aux machines à café – des capsules sans capsule – ou à l’agriculture – des fruits sans pépins –, des ressources conséquentes sont investies pour réinventer le monde. Le problème, selon les historiens de la technologie Lee Vinsel et Andrew Russell, n’est pas cette recherche de nouveauté, mais le fait qu’on finit par négliger de prendre soin des choses vraiment importantes.
The Innovation Delusion1>Lee Vinsel, Andrew L. Russel, The Innovation Delusion: How Our Obsession with the New Has Disrupted the Work That Matters Most, New York: Currency, 2020 – «L’illusion de l’innovation», en français – identifie un curieux paradoxe.

A partir des années 1970, le mot «innovation» est sur toutes les lèvres, tandis que les véritables innovations technologiques deviennent de plus en plus rares et que les gains en productivité déclinent. Plus on parle d’innovation, moins il y en a, et plus l’économie stagne. Certes, que l’on pense à l’informatique, aux téléphones portables et aux plateformes qu’ils permettent, le monde semble bien changé depuis les années 1970. Mais nos sociétés restent décidément dépendantes de technologies développées auparavant qui n’ont, en réalité, pas beaucoup évolué: canalisation, électricité, produits pharmaceutiques ou chimiques, matériaux de construction ou encore moyens de transport.

Pour Lee Vinsel et Andrew Russell, ce paradoxe s’explique en regardant la Silicon Valley et le pouvoir qui y est accumulé. «Innovation-speak» ou «innovlangue» sont les termes qu’ils proposent pour décrire le discours selon lequel le changement est inévitable, qu’il est pour le mieux, et qu’il mérite les milliards qu’on lui sacrifie. Il faut «dis-rup-ter» l’ancien monde, à tout prix.

Le problème de l’innovlangue, c’est qu’elle dévie les ressources loin de l’entretien des choses qui comptent vraiment

L’innovlangue, dit autrement, permet aux gourous de la technologie d’attirer des ressources sans commune mesure aux résultats produits. Et pourtant, la croissance économique n’est-elle pas décevante depuis des décennies?

Le problème de l’innovlangue, c’est qu’elle dévie les ressources loin de l’entretien des choses qui comptent vraiment. Les exemples sont légion: alors que les écoles manquent d’enseignant·es ou de salles de classe, les élèves reçoivent des tablettes tactiles. Ce n’est pas de nouveaux systèmes informatiques dont les hôpitaux ont besoin, mais de personnel soignant. Les voitures autonomes sont certes intrigantes, mais elles ne roulent pas mieux sur des routes cabossées. Parce que tant d’argent est dépensé au nom de l’innovation, il n’en reste plus pour entretenir, réparer ou remplacer les infrastructures déjà existantes.

The Innovation Delusion est une lecture enrichissante, bien qu’adressée à un lectorat habitué à la répétition. Si l’idée d’une baisse du taux d’innovation depuis les années 1970 est à prendre avec des pincettes – elle fait débat –, l’argument central reste convaincant. Pour autant, le livre laisse un goût dérangeant dans la bouche: difficile de ne pas avoir l’impression que les auteurs proposent un retour au capitalisme de grand-papa, celui des années 1950-1970, où croissance économique, innovation et entretien des infrastructures allaient main dans la main. Où les réfrigérateurs faisaient entrer la modernité dans les cuisines tout en étant réparables. Un goût amer également, lorsqu’on comprend que les auteurs ne considèrent pas l’environnement comme digne du même intérêt que les infrastructures routières. Il y a peut-être encore d’autres prémisses à ­revisiter.

Notes[+]

* Historien.

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lundi 8 janvier 2018

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