La ville est un roman policier
Terrible de voir les choses empirer sans comprendre pourquoi. Bien sûr, l’été, on a autre chose à faire qu’à réfléchir. Mais, même depuis un transat, on se rend compte que ça va mal, surtout pour les gens restés à l’ombre des cités et leurs écoles en feu. Pourtant, les expert·es peinent à expliquer à leurs pairs comme au public comment on en est arrivé là. Ces violences raciales, sexistes, policières, insurrectionnelles, symboliques, ces violences urbaines ne viennent pas de nulle part! Depuis le temps que ça brûle dans les banlieues et les préaux, les sociologues, politologues, économistes auraient pu formuler quelques pistes de solutions. Mais nada. Rien que le répertoire convenu, à défaut d’être convaincant, des solutions libérales et défensives: défense de la propriété, interdiction de l’abîmer, d’y passer, de s’y abriter. Au temps du changement climatique, l’ennemi public reste la pauvre racaille périphérique et les réponses institutionnelles sont bien inquiétantes. Mais les politiques n’ont pas l’exclusivité du sens commun; les idées reçues, à côté de la plaque, viennent aussi des scientifiques désengagé·es de la recherche urbaine, s’obstinant à parachuter à chaque rentrée leurs livres de recettes plus ou moins sécuritaires sur la tête, déjà bien abîmée par les matraques policières, des habitant·es des quartiers impopulaires du monde entier.
L’horizon est bouché et la tendance générale clairement à la régression. Les urbanistes enclenchent comme les autres la marche arrière et foncent droit dans le mur en fixant leur rétroviseur. C’est comme ça que les choses n’avancent pas, mais reculent, en quête d’un point idéal du passé où les violences urbaines n’existaient pas. Aux époques mythiques où on se massacrait déjà joyeusement devant et derrière les barricades communardes, plus tard devant et derrière les barricades spartakistes. Mais ce n’était pas pareil: les criminels, habitants de quartiers populaires de Paris, Londres ou Berlin, étaient juste des mauvais garçons que l’on pouvait toujours envoyer au bagne quelque part dans une île tropicale ou mieux, pendre, guillotiner. La Belle Epoque! Aujourd’hui, les voyous sont partout sauf dans la rue, parce qu’il n’y a plus de quartiers populaires, envoyés en banlieues par l’urbanisme moderne et remplacés intramuros par des lofts et des penthouses de quartiers pittoresques et gentrifiés. Flaubert, Dickens ou Döblin auraient compris tout ça et l’auraient écrit. Et on aurait compris. Alors qu’aujourd’hui, on ne comprend pas ces jeunes qui brûlent leur habitat, ce que des animaux ne feraient pas.
Il aurait fallu pour ça que les sociologues et les urbanistes lisent des romans policiers à la place des livres produits par l’Académie. Prenez par exemple Los Angeles: Connelly plutôt que Mike Davis. Ou New York: Richard Price plutôt que Rem Koolhaas. Même chose en France: Manchette plutôt que Virilio. En Italie? Camilleri pour comprendre les violences passées, De Cataldo pour les violences présentes. Pour l’Angleterre des années 1970 à 80, David Peace. Le reste n’est que poésie ou football. Même chose en Espagne: Montalbán, pas Cerdà. Comme en Inde, au Mexique, en Russie, partout: chaque fois qu’on a besoin de comprendre pourquoi une ville commence à perdre le contrôle de son territoire et ses autorités à laisser tomber, sans chercher de nouveaux angles d’attaque du problème, pendant que les spécialistes de la ville relisent leurs manuels, un roman policier fournira les clés de lecture adéquates mieux qu’un article scientifique. Parce que dans les romans policiers les choses sont claires: la fiction, quelle que soit l’énigme, permet de répondre à l’hypothèse formulée initialement à propos du réel.
Ainsi, même un Ecossais, pour autant qu’il s’agisse de Philip Kerr, vous expliquera la violence du Berlin de l’entre-deux-guerres bien plus clairement que toute l’Ecole de Francfort. Les détectives privés au service de notre jugeote: grâce à leur logique déductive ou inductive, c’est selon, ils anticipent à partir d’un hypothétique présent les questions qui viendront hanter l’avenir. Les romans policiers sont des programmes politiques, des manifestes. En plus, ce sont des lectures que l’on peut faire à la plage. Puis viendra l’heure de ranger les affaires d’été à la cave et d’en remonter quelques vieux polars, à lire près du radiateur dans l’attente des violences à venir.
* Sociologue, LaSUR EPFL.