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Immigration et criminalisation

Comment s’explique la surreprésentation massive des personnes étrangères dans les prisons suisses? En s’attelant à répondre à cette question, Luca Gnaedinger, doctorant en géographie, souligne l’implicite racial d’une politique qui tend à déléguer toujours davantage la gestion de l’immigration dite «indésirable» au système pénal.
Immigration et criminalisation
A la prison de Champ-Dollon, à Genève, 85% des détenus étaient étrangers en 2022. KEYSTONE
Prisons

Oscillant aux alentours de 75 détenu·es pour 100’000 habitant·es au cours des dernières décennies, le taux d’incarcération suisse est relativement bas en comparaison internationale.1>Toutes les données mobilisées dans cet article proviennent de l’Office fédéral de la statistique (OFS). 94% des personnes détenues étant des hommes, l’emploi du masculin sera privilégié. Cette apparente mansuétude pénale tend néanmoins à cacher une autre caractéristique des prisons suisses: la proportion de personnes étrangères y est particulièrement importante. Avec plus de 70% d’étrangers en exécution de peine et plus de 75% en détention préventive, le pays constitue en effet un cas extrême à l’échelle européenne.

Cette situation est d’ailleurs relativement récente puisqu’au début des années 1980, ce sont les nationaux qui représentaient la vaste majorité des détenus. En 40 ans, le ratio entre Suisses et étrangers en prison s’est littéralement inversé. Comment expliquer un tel basculement? Si ces chiffres semblent taillés pour alimenter une rhétorique stigmatisante, un examen détaillé met plutôt en cause les évolutions récentes du régime pénal et sa punitivité grandissante à l’égard de l’immigration dite «indésirable». Décryptage.

Etrangers et criminalité?

Une première explication simpliste et trompeuse consiste à imputer la situation à l’augmentation du nombre de personnes étrangères sur le territoire. Si cette explication peut sembler intuitive de prime abord – d’autant qu’en matière d’accès à la nationalité, la Suisse pratique un droit du sang particulièrement restrictif –, elle est en réalité inexacte.

Il est vrai qu’en comparaison européenne la part d’étranger·ères en Suisse a connu une croissance rapide, passant de 15% en 1984 à 25% aujourd’hui. Mais cette explication rate sa cible puisque l’augmentation du nombre d’étrangers en prison est en réalité le fait d’une catégorie particulière d’étrangers: les étrangers sans permis de séjour, souvent déboutés de l’asile ou clandestins, et actuellement très majoritairement originaires des anciennes colonies européennes et des marges racialisées du continent.

Or, selon toutes les estimations disponibles, cette catégorie de personnes représente moins de 2% de la population, et ce, de façon stable depuis les années 1990. Leur surreprésentation en prison est donc absolument massive. En détention préventive par exemple, ils constituent quasiment la moitié des détenus.

Une deuxième explication proche du «sens commun» consiste à présenter la surreprésentation des étrangers en prison comme la preuve de leur plus grande propension au crime. Cet argument repose en réalité sur une série d’égarements, dont le premier est d’ordre théorique: comme le savent les criminologues, les taux d’incarcération et la criminalité «réelle» sont deux choses distinctes, différentes, et passablement déliées en pratique. En effet, les taux d’incarcération dépendent avant tout des politiques pénales, et seulement superficiellement de ce que l’on nomme «le crime». L’équation crime-châtiment, parfois présentée comme une évidence statistique, n’en est en vérité pas une.

Par ailleurs, trois faits mettent à mal cet argument. Premièrement, le nombre d’infractions enregistrées au Code pénal (la criminalité) est en baisse quasi-continue depuis 40 ans, alors même que la population augmente. Deuxièmement, s’il est vrai que les étrangers avec un permis de séjour sont surreprésentés en tant que groupe parmi les condamnés, ce n’est en fait pas dû à leur nationalité mais à d’autres facteurs, les principaux étant le sexe, l’âge, le niveau socio-économique et le niveau de formation. Indépendamment de leur nationalité, les jeunes hommes pauvres et peu formés sont plus enclins à commettre des délits que les autres. Les étrangers étant surreprésentés dans cette catégorie, ils le sont aussi dans la criminalité.

Enfin, et surtout, pour les infractions au Code pénal les plus courantes, la surreprésentation concerne essentiellement les personnes titulaires d’un permis B ou C. Ce qui suggère que les étrangers sans permis de séjour – ceux massivement surreprésentés en prison – y sont en réalité plutôt pour d’autres motifs que pour des infractions au Code pénal. Certaines études ont d’ailleurs montré que les immigrés de première génération commettent parfois moins d’infractions que les autres catégories de la population, y compris les nationaux. En bref, la surreprésentation massive des étrangers en prison ne s’explique pas par leur prétendue criminalité exacerbée.

Discrimination et criminalisation?

Une troisième explication consiste à imputer la surreprésentation à une série de discriminations systémiques subies en particulier par les étrangers marqués par la différence raciale et illégalisés par l’absence de permis de séjour. En la matière, on distingue souvent les discriminations «directes», parmi lesquelles on peut citer la sévérité variable des juges ou le profilage racial opéré par la police, et les discriminations «indirectes» qui désignent les effets secondairement discriminants de procédures pensées dans un autre but.

Si les discriminations «directes» restent difficiles à quantifier en l’absence de statistiques raciales et d’études poussées sur le sujet, il ne fait pas de doute qu’elles sont une réalité en Suisse. De façon anecdotique mais révélatrice, le célèbre guide touristique Lonely Planet provoquait la polémique en 2018 en invitant les touristes non-blanc·hes en visite en Suisse à prendre garde au profilage racial. Aujourd’hui bien établi dans la littérature scientifique, le phénomène a nécessairement des répercussions sur la population carcérale puisque, tout comme la statistique de la criminalité dépend directement de l’action de la police, la composition de la population carcérale en découle.

Les discriminations «indirectes» au cours de la procédure judiciaire sont elles aussi nombreuses et bien établies. A titre d’exemple, on peut citer l’aspect structurellement discriminatoire de la détention préventive. En effet, dans certains cantons comme Genève, la préventive est utilisée de façon quasi systématique contre les étrangers sans statut légal au motif du «risque de fuite».

Concrètement, pour un petit délit, un Suisse ne se verra qu’exceptionnellement placé en préventive. Une personne sans permis de séjour en revanche, ne pouvant justifier de ses attaches en Suisse du point de vue des autorités, aura à peu près toutes les chances de s’y retrouver.

S’ajoutent à cela des discriminations liées entre autres à la libération conditionnelle, à une mauvaise maîtrise de la langue, à une moins bonne défense, etc. Bien que ces discriminations systémiques restent parfois difficiles à quantifier, il est une certitude qu’elles existent et expliquent, vraisemblablement en bonne partie, la surreprésentation des étrangers en prison.

La quatrième et dernière explication consiste à imputer la situation à la criminalisation croissante de l’immigration dite «non-qualifiée», voire «indésirable», issue des pays non-membres de l’espace Schengen. Pour ces personnes, les voies d’entrée légale en Suisse sont effectivement extrêmement restreintes. En cas de «séjour illégal», le droit prévoit des peines allant jusqu’à un an de prison. Et concrètement, depuis le début des années 1980, le nombre de personnes condamnées pour infraction à la Loi sur les étrangers a plus que triplé.

A Genève par exemple, le procureur Olivier Jornot déclare ouvertement utiliser le volet punitif de cette loi comme «levier» pour lutter contre la petite délinquance.2>Tribune de Genève, interview d’Olivier Jornot, 20 octobre 2017. L’idée qu’une telle politique de criminalisation n’ait pas eu un effet marqué sur la composition de la population carcérale semble hautement improbable. En pratique, nous assistons donc, depuis les années 1980, à une délégation croissante de la «gestion de l’immigration» au système pénal.

L’implicite racial

Sur les quatre explications possibles de la surreprésentation massive des étrangers en prison, la troisième et quatrième sont donc les deux seules à posséder une certaine validité d’un point de vue théorique et factuel. En résumé, cette surreprésentation est due avant tout à la sélectivité sociale accrue des mécanismes qui mènent à l’incarcération. Si les discriminations policières rendent l’implicite racial d’une telle politique pénale apparent, c’est sans compter le poids de la série de discriminations judiciaires «indirectes» évoquées auparavant. Ces discriminations sont elles aussi tacitement raciales, puisque le critère d’exclusion sur lequel elles s’appuient – l’appartenance ou non du pays d’origine à l’espace de la blanchité européenne – est un critère qui découle, de fait, d’une première division coloniale du monde.

Le cumul des désavantages, combiné au cumul des avantages pour les nationaux – comme par exemple la possibilité effective de bénéficier des «peines alternatives» (bracelet électronique et travaux d’intérêt général) –, conduit à une situation finale qu’on doit qualifier de racisme institutionnel. De fait, l’augmentation de la punitivité à l’égard des immigrés sans permis de séjour se combine à sa baisse concomitante pour les nationaux.

Tout se passe en réalité comme si l’intégration dans le système judiciaire d’un discours progressiste critique de la prison – de son incapacité à résoudre les problèmes liés à la criminalité, de ses effets néfastes sur les taux de récidive, sur la réinsertion sociale, etc. – ne s’appliquait qu’aux nationaux.

Ces considérations sont d’autant plus préoccupantes que le système pénal (police, justice, prison) n’est pas une machine inerte. La prison n’est pas le simple réceptacle d’inégalités qui lui préexistent. Au contraire, par le traitement que le système pénal fait subir à certaines catégories bien précises de la population, il apparaît lui-même comme producteur d’inégalités, en l’occurrence fondées sur la race. En lui attachant des représentations et une matérialité, la prison et le système pénal participent donc activement à reproduire la race comme une catégorie sociale opérante.

Notes[+]

L’auteur est doctorant à l’Institut de géographie de l’Université de Neuchâtel.

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