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La classe égarée

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Voici vingt ans paraissait Le petit-bourgeois gentilhomme, piquant opuscule du sociologue Alain Accardo. Réédité plusieurs fois depuis, l’ouvrage appréhende la «moyennisation» de nos sociétés, les soubassements du réformisme et le trouble jeu de la social-démocratie. Prolongeant Marx par Bourdieu, Accardo relève que si le penseur allemand avait pointé l’importance historique du prolétariat (dont il faisait le héraut de l’émancipation universelle), Bourdieu, lui, repéra le rôle croissant de la petite bourgeoisie – instruite, «ripolinée», plus docile que révolutionnaire.

La moyennisation évoquée consiste – suite notamment à la tertiarisation de l’économie au XXe siècle – en l’élargissement de l’espace social séparant les classes populaires de la grande bourgeoisie. Opérant dans cet entre-deux, la petite bourgeoisie a pu jadis développer quelques accointances avec le monde du travail; elle tend désormais à privilégier ses perspectives d’ascension sociale à même le système. Un système qu’elle sert grandement en fournissant «aux aristocraties dominantes les forces auxiliaires dont elles ont vitalement besoin, qu’il s’agisse d’administrer leurs domaines, de gérer leurs affaires, d’assurer leur sécurité, d’instruire leur progéniture, de veiller sur leur santé physique et morale ou d’embellir leur existence».

Les maîtres n’étant guère ubiques, les classes moyennes se voient déléguer une partie de leur pouvoir et participent ainsi de la domination sociale. D’où un positionnement légitimiste, une réticence devant tout changement radical voire un mépris de celles et ceux qui ambitionnent encore une transformation d’ampleur. Sur l’échiquier politique, cette pente idéologique s’épanouit du côté de la social-démocratie, du social-libéralisme: un courant ayant, de fait, renoncé à l’idée d’une révolution progressive des rapports sociaux pour lui préférer la gestion sociale du capitalisme et la promotion d’aspirations égocentrées ou matérialistes (au sens vulgaire du mot).

L’essai d’Accardo trouve chez trois auteurs français de quoi dépeindre l’«éthos» de cette classe en mal de distinction: Gide, d’abord, qui, dans Les Nourritures terrestres, enjoint son lecteur à faire de soi «le plus irremplaçable des êtres»; le Valéry de Narcisse, ensuite, qui presse chacun de «se perdre en soi-même»; le ministre du «roi-bourgeois» Louis-Philippe, Guizot, enfin, dont l’«enrichissez-vous!» est devenu la devise de la petite bourgeoisie. Emane de ces intimations un style de vie caractérisé par une propension à la consommation compulsive, ostentatoire et un hédonisme individualiste à courte vue: vivre le plus confortablement possible et s’éclater à l’occasion. Accardo reprend les mots du littérateur Georges Steiner pour décrire la confusion de ces petits-bourgeois assimilant la liberté à la licence et «se (croyant) émancipés quand ils ne sont que déboutonnés».

Leur renoncement sur le plan politique – malgré la persistance de l’exploitation et des oppressions – et leur suffisance de monades, sur le plan existentiel, appellent à quelques exutoires, à quelques corrections marginales: ainsi les épanchements caritatifs et humanitaires, ainsi les revendications sociétales – lesquelles, bien qu’indispensables, n’affectent que peu le cœur du système. Comme il arrive que la mauvaise conscience soit plus prononcée et le mal-être plus cuisant, prospère le marché des thérapies diverses et variées – toutes également éloignées d’une analyse des causalités fondamentales du malheur commun et des remèdes rigoureux qu’il requerrait.

Face à ces fourvoiements, Accardo invite les petits-bourgeois à procéder à leur «socio-analyse», à acquérir la maîtrise de leur «inconscient social» – histoire de déceler les ressorts de leur résistible adhésion à l’ordre établi.

L’auteur rappelle que le social nomme deux réalités: la première, objective, «en dehors de nous», s’incarnant en institutions, hiérarchies et autres codes; la seconde, individuelle, «au-dedans de nous», sous la forme de dispositions intériorisées et incorporées. Si la contestation de la logique prégnante a traditionnellement pris un tour politique ou syndical, elle se doit aujourd’hui d’investir aussi le terrain moral.

Afin d’illustrer ce nécessaire combat «contre soi-même», Accardo épingle le corps enseignant et l’évolution de l’institution scolaire. Il note que tout en s’imaginant vectrice d’émancipation (ou d’élévation sociale pour le moins), celle-ci non seulement contribue à la sélection des élites mais fait preuve également d’un zèle accru pour adapter étroitement la jeunesse à l’ordre établi. Même voire surtout quand ils s’autorisent le pas de côté à l’égard des critères formels d’évaluation, les professeurs adoubent prioritairement les détenteurs d’un capital culturel hérité: en effet, ils tendent alors à favoriser les étudiants capables d’un rapport délié à la culture plutôt que ceux nourrissant un «rapport purement scolaire, besogneux, laborieux, emprunté» à celle-ci. Sans toujours en avoir la claire conscience, le personnel enseignant affermit donc le monde tel qu’il est.

Puisse la petite bourgeoisie se rendre compte de ses égarements et éviter le ridicule du Jourdain de Molière qui – promu «Mamamouchi» – pensait empaumer l’empyrée!

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle.
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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