«Anatomie d’une chute», l’inversion des normes
Justine Triet, déjà réalisatrice de La Bataille de Solférino, Victoria et Sybil, fait partie de cette nouvelle génération de femmes cinéastes qui ont permis la multiplication de personnages féminins complexes, dans des films «du milieu», à la fois personnels et accessibles (Céline Sciamma, Alice Winocour, Rebecca Zlotowski…) Anatomie d’une chute ne déroge pas à cette règle, mais se distingue par la maîtrise de son écriture: Justine Triet dit avoir travaillé intensément le scénario avec son compagnon (Arthur Harari, lui aussi réalisateur) pendant les longs mois de confinement dû au Covid et avoir obtenu de ses producteur·ices 42 semaines de montage, ce qui est très exceptionnel dans le contexte français. Le saut qualitatif est très sensible par rapport à ses films précédents.
Le film s’ouvre sur une conversation entre deux femmes, Sandra (Sandra Hüller), écrivaine, et Zoé (Camille Rutherford), une étudiante en littérature venue l’interviewer, conversation empêchée par une musique tonitruante par laquelle le mari de l’écrivaine, invisible dans son bureau sous les combles, manifeste sa jalousie. Sandra propose donc à la jeune femme de la revoir dans le calme à Grenoble. Alors qu’elle s’en va, la caméra suit un jeune garçon malvoyant, Daniel (Milo Machado Graner), le fils du couple, qui sort avec son chien pour une promenade dans la montagne enneigée autour du chalet. Quand il revient, il trouve son père inanimé dans la neige et hurle pour appeler sa mère.
Suit l’arrivée des secours, de la gendarmerie, puis le constat du décès, les interrogatoires et, peu après, la rencontre de Sandra avec Vincent, un ami de jeunesse devenu avocat (Swann Arlaud) qui va se charger de la défendre contre l’accusation de meurtre. Une première procédure judiciaire lui permet d’échapper à la détention provisoire, parce que son fils a besoin d’elle, mais sous la condition d’une présence tierce chargée de veiller à ce que le jeune garçon, seul témoin indirect de la mort, ne subisse pas de pression.
L’habileté du scénario est de maintenir le suspense jusqu’au bout sans donner aux spectateur·ices plus d’informations que les protagonistes extérieur·es au drame.
Ce qui est en jeu implicitement dans le procès, ce sont les normes genrées qui font consensus dans l’institution judiciaire. Sandra est suspecte parce que son comportement ne correspond pas aux normes sociales dominantes du féminin. Vers la fin du procès, les enquêteurs mettent à la disposition de la Cour un enregistrement qu’ils ont trouvé dans l’ordinateur du mari, qui date de la veille de sa mort. On y entend une longue dispute entre les époux, où le mari se plaint de toutes les charges matérielles et tâches domestiques qui l’empêchent d’écrire alors qu’elle lui reproche de s’inventer des obstacles parce qu’il est incapable d’écrire. Elle est une écrivaine brillante qui pratique une sorte d’autofiction, alors que son mari tente en vain depuis des années d’écrire un premier roman, tout en enseignant à l’université faute de mieux. Ce déséquilibre a été accentué par l’accident qui a enlevé à leur fils l’usage de ses yeux à l’âge de 4 ans, et dont le père se sent responsable. Il a décidé de faire lui-même l’école à son fils à la maison, ce qui réduit encore son temps disponible pour l’écriture.
Le thème du partage des tâches est traité à front renversé, ce qui permet de le dénaturaliser: alors que la plupart des femmes ont intériorisé l’obligation qui leur est faite par l’éducation de donner la priorité au care au sein du foyer, l’homme qui s’est mis dans le même type de situation, exprime sa frustration et sa jalousie vis-à-vis de sa partenaire qui, elle, a donné la priorité à son travail créatif, avec le succès dont témoignent ses nombreux romans.
A cela s’ajoute une inversion des normes dans les pratiques sexuelles: non seulement Sandra ne fait pas mystère des rencontres sexuelles qu’elle a pu faire en dehors de son couple, mais elle franchit un autre tabou en ayant eu aussi des relations avec une femme, alors que son mari ne fait plus l’amour depuis l’accident de leur fils, qui a 11 ans au moment de la mort de son père. Tous ces déséquilibres et ces inégalités de traitement sont parfaitement banales dans notre société mais leur inversion genrée les rend visibles, et rend suspecte la femme, y compris aux yeux des magistrats, hommes et femmes, qui jugent de l’affaire.
La performance remarquable de Sandra Hüller (pour qui le rôle a été écrit) permet de maintenir le suspense, grâce à la complexité des émotions qu’elle exprime. On peut regretter certaines invraisemblances, par exemple la présence du jeune garçon dans le public pendant tout le procès, alors qu’il est un témoin clé. C’est lui qui va faire pencher la balance, ce qui est un peu gênant s’agissant d’un enfant de 11 ans, et déplace sensiblement l’enjeu du film: ce n’est plus seulement la culpabilité de Sandra qui est en cause, mais les rapports de l’enfant avec chacun de ses deux parents, dont il avait pris l’habitude de fuir les disputes…
Geneviève est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net