Désenvoûtement
Fut un temps – pas si lointain – où la plupart des livres n’avaient aucun texte de quatrième, où nulle accroche ne venait nous ébaudir et nous appâter. Qui voulait savoir ce que contenait le livre devait l’ouvrir, le feuilleter; aussi simple que cela. Et l’ouvrant ou le feuilletant, on avait alors l’occasion de voir comment le livre se «comportait», à quoi ressemblait le miroir de page, quelle typo avait été choisie, si la reliure était façonnée de belle façon. Bref, avec les mains et les yeux on entrait dans la fabrique du livre sans laquelle il n’est de bonnes ni durables lectures qui soient.
La quatrième que j’ai sous les yeux, mis à part le code-barres et l’indication du prix, est complètement vierge. C’est la marque des ouvrages paraissant aux Editions Divergences, et bien que le subterfuge soit rapidement éventé – de la quatrième, le texte a glissé en première! – cela fonctionne. On ouvre le livre, palpe le papier, reconnaît une typo engageante, estime le temps de la lecture en fonction de l’épaisseur de la tranche et l’on se retrouve presque malgré soi en train de lire les premières lignes de l’introduction.
Celles-ci donnent immédiatement le ton. No Crypto: comment Bitcoin a envoûté la planète1>Nastasia Hadjadji, No Crypto: comment Bitcoin a envoûté la planète, Editions Divergences, 2023. n’est pas tant un livre sur les cryptomonnaies que sur l’envoûtement qu’elles suscitent et commandent dans le même temps. Dès la 4e ligne de l’introduction, l’usage des guillemets est à l’avenant: Bitcoin, «cette ‘monnaie’ d’Internet présentée comme ‘révolutionnaire’».
Oui, vous avez bien lu. Bitcoin ne serait pas vraiment une monnaie et n’aurait de révolutionnaire que le nom. Plus crypto que monnaie, sorte de boîte noire au fonctionnement trop complexe pour être compris par le commun des mortels et devenu pourtant objet de culte pour des millions de crypto-adeptes rêvant d’horizontalité, de lendemains qui chantent (mais aussi d’enrichissement personnel, même si depuis quelque temps c’est souvent le contraire qui se produit). Vraiment tout pour faire un bon livre, surtout que l’auteure, Nastasia Hadjadji, sait décaler son regard et tenir à distance les questions purement techniques pour aborder, de front cette fois, celles propres à une lecture politique de ce phénomène de société.
Comment une monnaie née à l’automne 2008, se voulant «apatride et décentralisée, indépendante de toute supervision gouvernementale», capable de nous émanciper financièrement, a-t-elle pu devenir en seulement quelques années une «classe d’actifs dérégulés, essentiellement spéculatifs» aux mains d’une caste de nantis prédateurs et même versant à l’occasion dans des actes crapuleux (pyramide de Ponzi, complaisance face au cybercrime…)? Telle est la question à laquelle tente de répondre cet ouvrage.
Voilà pourquoi Nastasia Hadjadji commence par revenir sur les grands jalons d’une histoire qui débute dans les années 1980, décennie où les cryptographes apparaissent à l’avant-poste d’une nouvelle idéologie – d’une «e-déologie» pour reprendre ses termes – affirmant que la technologie est capable de «transformer la société dans le sens de l’émancipation, de la liberté d’expression et de la transparence des institutions». Technophilie assumée, techno-solutionnisme en germe, critique du centralisme d’Etat: tous les ingrédients d’une utopie cyberlibertarienne. Deux décennies plus tard, le Bitcoin naîtra sous ces auspices-ci.
Cette enquête sur les racines est efficacement complétée par un chapitre consacré à «L’âge d’or de l’arnaque» commençant à peine cinq ans après la création du Bitcoin, où escroqueries et fraudes se succèdent à un rythme effréné; faisant dire à certains analystes que ce marché est un véritable «Far West économique».
Mais si Far West il y a, c’est bien celui de la politique des terres brûlées dont vont se rendre coupables les entrepreneurs de minage de cybermonnaies ouvrant des fermes de serveurs tournant H24, sept jours sur sept, au Nord comme au Sud, là où l’électricité est la moins chère, les législations en matière énergétique les plus accommodantes, les impôts les plus bas et les élites les plus aisément convaincues par ce «business model» hors-sol.
Pareille géographie parasite se double parfois de véritable cas de crypto-colonialisme (comme au Salvador, à Puerto Rico) où sous le vernis d’une cryptopie… mais je m’arrête là, avec ce nouveau mot en crypto-, et vous engage à entrer à votre tour dans ce livre à l’incontestable pouvoir désenvoûtant.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.