«Des pixels et (encore) des sous»
«Le numérique, c’est le progrès!» Quand vous aurez compris ça, alors vous saurez pourquoi le Grand Conseil vaudois a adopté, le 28 février dernier, à sa quasi-unanimité le financement du deuxième volet de la mise en place de l’école numérique. J’exagère? Si peu!
Le contexte. Commençons par rappeler que le Conseil d’Etat et le parlement cantonal sont tenus de respecter les textes supérieurs, tels que les constitutions suisse et vaudoise, les lois fédérales, ainsi que des décisions de niveaux différents, tels que les accords internationaux et intercantonaux. Or, si le domaine de la formation est de niveau de compétence cantonal, une votation fédérale populaire datant du 21 mai 2006 a inscrit dans la constitution le principe de la collaboration intercantonale, afin d’harmoniser les systèmes scolaires sur l’ensemble de la Suisse.
On appelle plus communément Harmos l’accord intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire, établi par la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) en Suisse. Les cantons romands et le Tessin se sont, pour leur part, rassemblés sous le nom de Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP), qui a pour but de coordonner les systèmes scolaires. Ses buts, découlant d’Harmos, sont essentiellement l’établissement de la structure du cursus de la scolarité obligatoire, la mise en place du plan d’études romand (PER) et des moyens d’enseignements romands (MER).
A ces buts s’ajoutent des missions que les cantons ont ajoutées, comme les formations initiales et continues des enseignant·es et des cadres ou l’élaboration d’épreuves romandes. Dans le canton de Vaud, l’acceptation en votation populaire, le 15 mai 2011, de la Loi sur l’enseignement obligatoire (LEO) a confirmé l’adhésion à la CIIP. Les décisions de la CIIP ne sont pas du ressort des parlements cantonaux et si ces derniers ont moyen d’émettre des commentaires et propositions via la Commission interparlementaire de contrôle de la Convention scolaire romande (CIP-CSR), celles-ci ne sont pas contraignantes.
Il y a environ une année, la CIIP a finalisé une modification du PER mettant en place l’éducation numérique comme domaine disciplinaire, au même titre que les langues, la géographie ou la musique. Ce faisant, elle en a retiré le domaine transversal des MITIC (médias, images, technologies de l’information et de la communication) dont elle a repris les objectifs dans l’éducation numérique. Elle les a précisés et «actualisés», autant au niveau de la prévention des dérives (harcèlement, risque pour la protection des données,…) que de la prise de conscience des impacts environnementaux et sociaux, mais aussi au niveau des usages, en y ajoutant des domaines tels que la programmation ou l’utilisation d’intelligences artificielles. L’usage de l’ordinateur, autrefois prévu avant la 4e année, est dorénavant introduit avant la 2e année, soit avant l’âge de 7 ans.
Membre de la CIP-CSR depuis six ans, j’ai fréquemment relevé les impacts négatifs du numérique, tant sur le plan environnemental que sanitaire, et on me répond systématiquement que ces aspects sont pris au sérieux et que c’est la raison de la richesse du volet préventif du PER – aussi appelé couramment éducation au numérique, visant la sobriété. Ils ne voient pas le paradoxe à l’associer à l’éducation avec et par le numérique.
En avant! C’est donc dans ce contexte que le Conseil d’Etat vaudois a présenté son financement de la deuxième phase: une concernant les appareils, et l’autre, la formation des enseignant·es. L’alliance de ces deux piliers – infrastructures et formations – pour construire un projet d’éducation numérique peut sembler pertinent. Au-delà de l’argument du progrès numérique et de la peur de prendre du retard sur un domaine essentiel à la croissance qui évolue très rapidement, c’est le risque que l’éducation au numérique soit reportée qui a achevé de convaincre les membres du Grand Conseil, confronté·es à l’obligation de faire appliquer les nouveaux objectifs du PER. Il faut dire que les questions numériques sont tellement complexes et nombreuses qu’il est pratiquement impossible de toutes les traiter dans le cadre d’un débat parlementaire.
De plus, les député·es, à commencer par les commissaires en charge de ce dossier, n’ont pas été informé·es par le Conseil d’Etat sur l’application pratique en lien avec la réalité de terrain de la première phase du développement de l’éducation numérique. J’ai l’impression que seuls les témoignages favorables au projet du canton ont été relayés. Par exemple, comment l’école numérique s’intègre-t-elle dans une classe déjà marquée par la présence de nombreux élèves à besoins spécifiques? D’ailleurs, le «concept» 360, visant à intégrer au maximum les enfants présentant des troubles nécessitant des adaptations (handicaps, autisme, troubles de l’attention…) dans les classes régulières de l’école obligatoire, est un autre sujet en lien avec la formation. Le Conseil d’Etat a affirmé que l’adoption du budget pour l’éducation numérique ne se ferait pas au détriment d’un autre budget, en réponse aux préoccupations au sujet de l’école inclusive. Or cette dernière n’a pas seulement besoin que l’on maintienne son financement, elle a besoin qu’on l’augmente drastiquement…
Quant aux parents qui ont lutté, malgré une pression sociale omniprésente, pour retarder le moment où leurs enfants seront exposés à des écrans, ils se voient imposer une consommation dans le cadre scolaire. Une fois de plus, le choix des outils achetés par l’Etat et le projet d’utilisation est inadapté au plan d’études («aborder la notion d’hyperconnexion», «sensibilisation à la consommation du numérique», «sensibilisation à l’influence des médias: […] manipulation de l’information, dépendance technique», «sensibiliser à l’obsolescence rapide», «relever la thématique environnementale liée à l’empreinte et à la consommation énergétique du numérique», «favoriser l’adaptabilité de l’élève en recourant à des logiciels différents permettant des tâches similaires»).
L’Etat travaille avec des GAFAM (Apple pour le hardware et Microsoft pour le software), réputés pour leur modèle financier basé sur l’économie de surveillance. Comment apprendre la sobriété en consommant, apprendre à protéger ses données en travaillant avec des géants du numérique qui peuvent se réjouir de tous ces enfants romands qui, habitués à leurs applications, les financeront à long terme par la location de licences et par la mise à disposition de leurs données individuelles pour un commerce très en vogue?
Finalement, le parlement a voté un ajout aux projets de décret sur l’éducation numérique, demandant «un rapport évaluant les effets de l’éducation numérique sur les apprentissages, la santé, les enjeux de durabilité et les conséquences financières des mesures prévues avant 2025», pour s’assurer que ces préoccupations soient prises au sérieux.
A titre personnel, si je comprends l’intérêt politique d’un tel rapport, je note également qu’il ne saurait être exhaustif sur un sujet si complexe. Rien que sur les questions de l’impact environnemental et social, les réponses à cette question, quel que soit le contexte, se focalisent sur l’aspect local essentiellement, ignorant totalement que si nous baissons nos émissions de CO2 ici au détriment des régions produisant ces technologies, nous ne pourrons pas avoir un impact positif au niveau planétaire. Et ce rapport n’empêchera pas les dégâts de l’école numérique. Au mieux, il les freinera à long terme.
«Il faut vivre avec son temps!», nous répète-t-on. Eh bien, il serait peut-être justement grand temps d’enlever ce casque virtuel, qui nous vend une utopie numérique qui ne cesse de trébucher sur ces promesses non tenues. Il serait grand temps de réaliser que pour offrir un futur qui s’inscrit dans une réalité vivante aux prochaines générations, il sera nécessaire de se reconnecter à soi, aux autres et à la nature. D’ailleurs, cela figure aussi au plan d’études romand, quelque part. Un grand merci aux enseignantes et enseignants qui le mettent en pratique!
Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, Nº 65, juillet-août 2023.