Greenwashing sur le dos des riziculteurs
Au début de l’année, un rapport d’enquête du site Climate Home News a révélé que la multinationale pétrolière Shell avait très probablement empoché des millions de dollars dans le cadre de projets de riziculture en Chine. Si cela n’a rien de surprenant en soi, l’histoire est plus douteuse qu’il n’y paraît. Ces projets ont introduit des méthodes d’irrigation qui visent à réduire les émissions de méthane et ainsi permettre à Shell de revendiquer ces réductions pour compenser ses propres émissions ou de les vendre comme crédits carbone à d’autres gros pollueurs1> Climate Home News, «Revealed: How Shell cashed in on dubious carbon offsets from Chinese rice paddies», mars 2023, tinyurl.com/yc3sk6mj. De plus, le rapport révèle que Shell a utilisé des «astuces comptables» pour surestimer les réductions d’émissions du projet, et que 85% des crédits générés ont fini dans les mains de PetroChina, la compagnie pétrolière et gazière publique chinoise.
De bonnes affaires pour les gros pollueurs
Verra, la société qui a certifié les projets rizicoles de Shell, a réagi en suspendant les projets dans l’attente d’un réexamen. Verra est actuellement mêlée à d’autres scandales similaires concernant des projets de compensation carbone dans le monde2>Climate Home News, «Verra boss steps down after criticism of its carbon credits», mai 2023, tinyurl.com/bdh7w7hu. Si le projet Shell est en suspens, Verra et autres sociétés de certification poursuivent des dizaines de projets de compensation carbone dans des exploitations rizicoles en Asie et ailleurs. En effet, la riziculture est devenue l’une des principales cibles des projets de compensation des émissions de carbone.
Ces projets de riziculture à faibles émissions carbone servent non seulement de tactique d’écoblanchiment pour les grandes entreprises comme Shell, mais font en outre endosser injustement aux petites exploitations rizicoles des pays en développement la responsabilité de la réduction des émissions des grandes entreprises. Bon nombre de ces agriculteurs se trouvent déjà en première ligne de la crise climatique et n’ont que peu de garanties quant aux bénéfices qu’ils tireront de ces initiatives.
L’une des raisons pour lesquelles les entreprises ciblent la riziculture pour leurs projets de compensation carbone est qu’elle représente une part considérable des émissions du secteur de l’agriculture. Soit 9 à 11% des émissions agricoles totales, principalement du méthane et du protoxyde d’azote (N2O), selon le GIEC3>GIEC, «Contribution des Groupes de travail I, II et III au 5e Rapport d’évaluation. Changements climatiques 2014: Rapport de synthèse» www.ipcc.ch/report/ar5/syr/. Le potentiel de réchauffement climatique de la riziculture serait trois à six fois plus élevé que celui de la culture du maïs ou du blé4>Linquist et al., 2012,
tinyurl.com/3wasjaj7.
Dans le même temps, la culture du riz, contrairement à celles d’autres produits de base comme le maïs, le blé et le soja, est encore largement entre les mains de petits producteurs. Par conséquent, la grande majorité des projets de riziculture à faibles émissions carbone sont axés sur la réduction des émissions de ces petites exploitations5>CCNUCC, «AMS-III.AU. Small-scale methodology. Methane emission reduction by adjusted water management practice in rice cultivation»,
tinyurl.com/yeym6dr5. Ces projets affirment généralement que les crédits carbone qu’ils génèrent apporteront aux petits producteurs des revenus supplémentaires dont ils ont grand besoin. En fait, la pauvreté de ces petits riziculteurs occupe un rôle central dans le fonctionnement de la plupart de ces projets. Leurs promoteurs affirment qu’en l’absence des revenus supplémentaires fournis par les projets d’agriculture carbone, les petites exploitations n’auraient pas les moyens de passer à des méthodes de riziculture produisant moins de méthane, telles que des systèmes d’irrigation plus efficaces ou des variétés de semences de riz respectueuses du climat. En réalité, le prix du crédit carbone payé aux riziculteurs fluctue et est relativement bas, en moyenne 15 à 30 dollars par hectare et par an.
L’intérêt des entreprises pour les projets de riziculture à faibles émissions carbone connaît une véritable explosion. Dans la base de données de l’université de Berkeley sur les projets du marché volontaire mondial du carbone, les projets rizicoles occupent désormais le second rang parmi les projets les plus populaires du secteur agricole, après les systèmes de gestion du fumier. Recensant tous les projets de compensation carbone et délivrances de crédits dans les quatre principaux registres de compensation volontaire, la base de données de Berkeley répertorie à ce jour 275 projets de réduction des émissions dans la riziculture, dont plus de la moitié situés en Chine. Ces projets sont gérés par des entreprises agroalimentaires telles que Chongqing Gengfang Agriculture Development et Yueyang Agriculture and Rural Development Group, Co. Ltd.
Des institutions internationales telles que l’Institut international de recherche sur le riz (IRRI), la Banque mondiale et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) encouragent fortement elles aussi les projets d’agriculture carbone pour les petites exploitations rizicoles comme moyen pour les pays d’atteindre leurs objectifs nationaux de réduction des émissions. Le PNUE et l’IRRI ont récemment mis en place une «Plateforme pour le riz durable», qu’ils coprésident et qui sert d’organe de vérification des réductions d’émissions issues de la riziculture dans le monde.
L’un des projets de la Plateforme pour le riz durable au Vietnam, considéré comme l’exemple le plus réussi de riziculture à faibles émissions carbone à ce jour, intègre 184 000 hectares de rizières dans un dit «projet de transformation de l’agriculture durable au Vietnam». Au cours des sept dernières années, ce projet a bénéficié d’un financement de 238 millions de dollars de la Banque mondiale, sous réserve d’utiliser des semences certifiées, d’améliorer la gestion de l’eau et d’optimiser l’application d’engrais chimiques et de pesticides. Début 2023, le Ministère vietnamien de l’agriculture et du développement rural a annoncé qu’il prévoyait d’étendre le projet à un million d’hectares.
Pourtant, le projet vietnamien repose sur une méthodologie du «mécanisme de développement propre» des Nations unies (appelée AMS-III.AU), la même que celle utilisée dans les projets très contestés de riziculture à faibles émissions carbone de Shell en Chine, qui font désormais l’objet d’un examen minutieux en raison de problèmes d’intégrité6>Verra, mars 2023,
tinyurl.com/dhnwhsbk. Cette méthodologie exige des petits agriculteurs qu’ils modifient le mécanisme d’irrigation de leurs rizières, passant d’une inondation continue à une inondation intermittente et/ou à une période d’inondation plus courte; qu’ils alternent les méthodes d’humidification et de séchage; et/ou qu’ils modifient leurs pratiques rizicoles, passant du repiquage au semis direct, afin de réduire les rejets de méthane dans l’atmosphère.
La méthodologie – moins exigeante en termes de vérifications et de formalités administratives – est conçue pour les petites exploitations, mais, dans le cas des projets de Shell en Chine, il semble qu’une vaste zone contiguë de rizières irriguées ait été artificiellement divisée en petites parcelles afin de satisfaire aux règles de la méthodologie. L’équipe de recherche de Climate Home News a également constaté que le projet émettait des déclarations douteuses quant à son rôle dans la modification des méthodes d’irrigation. Certaines entreprises agroalimentaires ont commencé à lier les ventes de leurs produits aux crédits carbone issus de la riziculture. La société d’irrigation israélienne Netafim offre ainsi des crédits carbone aux exploitations rizicoles qui achètent et utilisent son matériel d’irrigation. Elle affirme qu’en utilisant son matériel d’irrigation au goutte-à-goutte au lieu du système d’irrigation par inondation habituel, les riziculteurs peuvent gagner 10 crédits carbone par hectare et par an. Netafim intervient en tant que gestionnaire de projet et veille à ce que les exploitations participantes suivent certaines procédures et soumettent les données nécessaires à la vérification. Ce n’est qu’une fois les crédits carbone vendus sur le marché du carbone que Netafim paiera les riziculteurs sur la base d’une part du prix de vente. Les petites exploitations doivent d’abord acheter le matériel d’irrigation et assumer les risques financiers, sans véritable garantie quant à la date et au montant de leur paiement7>Sue Surkes, «Netafim to introduce carbon credits for rice growers using drip irrigation», The Times of Israel, 11 novembre 2022..
Renoncer aux approches fondées sur le marché
L’agriculture et le système alimentaire dans son ensemble sont des sources majeures d’émissions de gaz à effet de serre. C’est notamment le cas de la production rizicole, encore principalement assurée par de petites exploitations. Il est vrai qu’il est important de réduire les émissions et la consommation d’eau des 165 millions d’hectares de riz cultivés dans le monde. Mais il est absurde de réduire les émissions des petites exploitations rizicoles pour permettre à d’autres industries polluantes de maintenir leurs émissions, en particulier lorsque ces industries contribuent beaucoup moins que la riziculture aux moyens de subsistance et aux besoins alimentaires des populations.
Il est possible de réduire efficacement les émissions de la riziculture sans avoir recours à des projets d’agriculture carbone. Il existe de nombreux exemples de réussite montrant que la petite agriculture peut utiliser l’agroécologie, les variétés traditionnelles et une combinaison de techniques telles que le semis direct, l’inondation intermittente et la production de riz en zone aride pour réduire les émissions de méthane et réduire ou éliminer l’utilisation d’engrais azotés, autre source majeure d’émissions dans la riziculture.
Riz OGM à faibles émissions
Des variétés de riz génétiquement modifiées à faibles émissions de méthane: en 2015, une équipe de scientifiques américains, chinois et suédois a affirmé avoir mis au point une souche de riz qui rejette moins de méthane. La nouvelle souche a été modifiée par l’introduction d’un gène de l’orge afin de transférer la photosynthèse du riz des racines vers les parties aériennes de la plante. Les variétés de riz concernées font actuellement l’objet de trois ans d’essais sur le terrain en Chine8>J. Su, C. Hu, X. Yan et al., 2015, www.nature.com/articles/nature14673.
Les semenciers ont profité de la crise climatique pour développer leurs activités en promouvant des variétés de cultures «respectueuses du climat». En novembre 2022, Bayer Crop Science a lancé un partenariat avec l’Institut international de recherche sur le riz et l’USAID [l’agence des Etats-Unis pour le développement], afin d’introduire et de tester sur le terrain des variétés de riz intelligentes face au climat, qui nécessiteraient moins d’eau. Bayer s’est engagé à apporter un «soutien en nature» de 4 millions de dollars au projet9>IRRI, «USAID highlights Bayer-IRRI DSR collab at COP27», 2022, tinyurl.com/3r4fhntu. GRAIN
Notes
GRAIN est une ONG de soutien aux petits paysans et mouvements sociaux, www.grain.org