Une prise sur le monde
Il y a cent ans exactement paraissait Histoire et conscience de classe de Georg Lukács (1885-1971) – l’une des œuvres les plus marquantes et les plus disputées du marxisme du XXe siècle. Imprégné des philosophies de Kant et Hegel, l’essayiste hongrois y pourfendait une philosophie mécaniciste de l’Histoire héritée de la IIe Internationale et, à travers elle, une vision du monde attentiste de nature à doucher le volontarisme militant. Parallèlement à Antonio Gramsci, Lukács interprétait le marxisme comme un historicisme dialectique, à la fois matérialiste et révolutionnaire et prolongeait originalement les vues du Capital (1867) sur le fétichisme de la marchandise en élaborant une théorie des processus sociaux susceptible d’expliquer la réification contemporaine du travail vivant et de tous les éléments du monde social et naturel.
Piètre écrivain (c’est du moins son propre jugement dans un entretien de 1969 intitulé «Lukács sur sa vie et son œuvre»), le Budapestois était également – et toujours de son propre aveu – dénué de «capacité politique». De fait, il connaîtra une brève carrière de responsable partidaire, intégrant le Parti communiste hongrois en 1918 puis le gouvernement de Béla Kun dans l’éphémère République des conseils de Hongrie (1919) en qualité de vice-commissaire du peuple à l’Education et à la Culture. Suspecté d’idéalisme, de luxemburgisme voire même – un temps, et erronément – de proximité avec Trotski, il fut souvent mis en minorité dans son parti et au sein de la IIIe Internationale. Dès lors, ce titulaire de deux doctorats en économie politique et en philosophie se concentra sur les domaines de la littérature et de la raison philosophique – en prenant grand soin de relier ceux-ci à la totalité historico-sociale.
Récemment publiée en français (2021), l’étude Raconter ou décrire? permet d’apprécier la manière de Lukács. Comme l’indique Guillaume Fondu dans son éclairante introduction pour les Editions Critiques, la critique littéraire soviétique officielle combat alors (on est en 1936) les deux écueils du naturalisme et du formalisme: la figuration objectivante d’une réalité régie par des lois implacables d’un côté, l’abandon de tout réalisme et une forme renouvelée de lyrisme subjectiviste, de l’autre.
Comme son titre l’indique, la contribution de l’intellectuel hongrois établit une opposition franche entre «raconter» et «décrire» – première opposition qui se double d’une seconde distinguant le «vivre-avec» (das Mitleben) de l’«observer». Voyons de quoi il retourne.
La description serait le mode de figuration de l’observateur et correspondrait à la conception d’écrivains qui – arrivant au monde après de grands bouleversements historiques – tiendraient la société pour une réalité achevée et inaltérable. Or, pour notre auteur, il conviendrait non pas d’appréhender la formation sociale capitaliste comme un résultat mais d’y déceler un processus toujours ouvert, toujours dissensuel, séparant possédants et exploités. Dans la représentation du monde qui sous-tend le paradigme de la description, il n’est cependant pas de dynamique structurante ou de principe permettant d’embrasser les contradictions du réel dans un ordonnancement complexe: autrement dit, tout s’équivaut. Ce qui est décrit n’offre jamais qu’un lien contingent avec l’intrigue; la scène devient «tableau», le personnage une nature morte. S’il est vrai que le capitalisme fait de l’Homme l’appendice des choses, cette modalité littéraire ne saurait satisfaire Lukács tant elle échoue à rendre compte du processus même de cette réification.
Il existe toutefois un autre mode de «reflètement»: la narration. Celle-ci a précisément pour fonction de manifester l’historicité de la réalité en privilégiant le point de vue de l’humanité agissante. La notion lukácsienne de «connexion» dit le rapport ici nécessaire, significatif entre les éléments de la figuration; car si la description nivelle, le récit, lui, articule – une articulation produite par une conscience de la réalité reflétée dans une certaine vision propre à des écrivains engagés dans les turbulences de leur époque.
La distinction vivre-avec et observer provient effectivement de la situation même de l’écrivain. «Les nouveaux styles, les nouveaux modes d’exposition de la réalité ne naissent jamais d’une dialectique immanente des formes artistiques, soutient Lukács (…). C’est la vie qui, selon une nécessité socio-historique, engendre chaque nouveau style (…). Vivre et observer sont donc des modes de comportement socialement nécessaires des écrivains à deux périodes du capitalisme, et raconter et décrire les deux méthodes d’exposition fondamentales de ces périodes.» L’écrivain était jadis membre à part entière de la société, de ses évolutions et de ses combats; il devient à partir de 1848 un «spécialiste» – un rouage de la «division du travail capitaliste».
Comme soldat, boursicoteur ou propriétaire foncier, Stendhal, Balzac et Tolstoï ont, par exemple, pris part aux convulsions qui menèrent des ultimes soupirs de la société aristocratique à l’hégémonie bourgeoise. Il en va tout autrement de Flaubert ou Zola – lesquels ont débuté leur œuvre après le fugitif Printemps des peuples, dans une société capitaliste désormais installée. Méprisant la médiocrité bourgeoise, ils choisirent néanmoins – au lieu de «vivre» les combats de leur temps – d’être des «observateurs» et, partant, des «écrivains» au sens d’une activité professionnelle exclusive. Mais «l’extériorité» (même critique) de l’écrivain descriptif s’avère factice, pour Lukács, puisqu’on participe toujours – qu’on le veuille ou non – du monde social.
Avec sa dénonciation philosophique de l’évolutionnisme mécaniciste et sa défense littéraire du paradigme du récit, l’intellectuel hongrois célèbre justement une culture émancipatrice en ce qu’elle augure une prise possible sur le monde.
*Historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch)