Contre l’agrarisme
Comme le mois dernier, je voudrais suggérer un ouvrage à celles et ceux à qui l’été laisse quelque loisir pour des lectures de longue haleine. Il s’agit cette fois-ci d’un texte assez ancien, puisqu’il est paru en 1972 chez Maspero.
Les paysans français contre l’agrarisme est un recueil d’articles dus à l’historien Philippe Gratton dont les contributions à l’histoire des paysan·nes français·es figurent parmi les plus stimulantes pour penser la paysannerie hors du cadre idéologique de l’agrarisme, c’est-à-dire de l’homogénéité fictive du monde rural.
Telle est en effet la thèse au cœur des travaux de Gratton et en particulier du recueil d’articles dont il est question ici. Comme l’indique l’historien dès l’introduction, «c’est grâce à la notion d’unité paysanne que la bourgeoisie française a réussi à maintenir sous sa férule idéologique l’ensemble des couches les plus exploitées des campagnes.» Cette conception ne va pas de soi. En 1968, un autre historien du monde agricole, Pierre Barral, estime au contraire, dans un ouvrage intitulé Les agrariens français de Méline à Pisani, que la paysannerie constitue une «force sociale profonde, celle des agriculteurs luttant pour défendre leur place dans la société industrielle.» L’agrarisme ne serait donc pas une construction idéologique destinée à assurer l’hégémonie de la bourgeoisie sur les campagnes, mais la réalité d’un monde rural homogène en déclin face à l’industrialisation. |
A l’appui de sa position, Philippe Gratton déploie d’abord une étude de sociologie électorale autour de la pénétration communiste dans le département rural de la Corrèze. Il souligne que le fait que les paysan·nes corrézien·nes exploitent en petite propriété n’est nullement contradictoire avec leur vote communiste. Au contraire, pour Gratton « l’indépendance relative qu’un tel mode d’exploitation donne aux agriculteurs leur permet, mieux qu’à des fermiers ou à des métayers, d’exprimer leur opposition à la bourgeoisie locale. » En métayage ou en fermage, le bail, qui donne accès à la terre, peut en effet être résilié, ce qui donne aux propriétaires fonciers une influence sur leurs locataires.
L’ouvrage se poursuit avec un examen des grèves agricoles en France entre 1890 et 1935. Ici, c’est au prolétariat rural que Gratton s’intéresse, « c’est-à-dire à l’ensemble des travailleurs salariés de l’agriculture » qui se caractérisent « par la nature de leur rémunération (le salaire), par leurs revendications (augmentation du salaire et diminution du temps de travail) et par les moyens dont ils disposent pour y parvenir (essentiellement la grève). » Pour l’historien, l’idéologie agrarienne a contribué à dissimuler l’existence de ces grèves agricoles dans les travaux d’histoire et de sociologie rurale.
Enfin, Philippe Gratton examine l’évolution du syndicalisme agricole entre la Commune de Paris et les années 1960. Il relève la richesse des débats sur la question agricole au sein de la gauche et les formes diverses qu’ont pu prendre les organisations. Ce panorama montre bien que l’unité du monde rural n’est pas aussi absolue que les tenant·es de l’agrarisme le prétendent. Même si des organisations hégémoniques existent, elles sont contestées et concurrencées par d’autres.
Pour Gratton cependant, la création du Comité de Guéret en 1953 marque une rupture considérable. Fondée à la Libération, la Fédération nationale des exploitants agricoles (FNSEA) entendait précisément unifier le monde rural autour d’une seule structure représentative. Mais, en 1953, dans le contexte d’une crise du prix de la viande, un groupe dissident est constitué. L’opposition démarre en Creuse (à Guéret), ce qui nous ramène au premier chapitre de l’étude, et s’étend à une grande partie de l’Ouest et du Centre de la France. Six ans plus tard, des fédérations exclues de la FNSEA constituent le Mouvement de défense des exploitations agricoles familiales (MODEF) avec le soutien du Parti communiste. Ces mouvements conduisent Gratton à conclure de façon enthousiaste que «les paysans français se battent à présent contre l’agrarisme».
La création en 1987 de la Confédération paysanne – qui enfonce un coin définitif dans l’hégémonie de la FNSEA – semble lui donner raison rétrospectivement. Pour autant, il semble qu’aujourd’hui plus que jamais l’idéologie de l’agrarisme s’affirme avec force. Pire, certains de ses avatars semblent apparaître au sein de fractions de la gauche. Ce sera sans doute l’objet d’une prochaine chronique.
* Observateur du monde agricole.