Parler comme les autres
Il aura suffi d’un coup de force en forme de coup de pub de la société OpenAI, le mercredi 30 novembre 2022, pour que les discussions autour de l’intelligence artificielle, jusqu’alors clairsemées, se démultiplient de façon vertigineuse et noircissent en quelques mois des millions de pages à travers le monde. Maintenant que le filon est exploité, pourquoi s’en priver?
Il y a une dizaine de jours, lors du Sommet mondial «l’IA pour le bien» [«AI for good»], organisé à Genève par l’Union internationale des télécommunications (et sponsorisé entre autre par Amazon), la responsable de l’UIT pouvait rappeler la déplorable situation en matière d’objectifs du développement durable (ODD) – seul un dixième de ces objectifs devrait être réalisé dans le temps escompté –, pour immédiatement ensuite sortir de son chapeau magique l’IA comme solution. Bien sûr une IA utilisée à bon escient, autorisant l’espoir d’atteindre comme souhaité tous les ODD en 20301> Cf. Anouch Seydtaghia, «A Genève se dessine une intelligence artificielle au service de l’humanité», Le Temps, 7 juillet 2023. . Rien que ça, alors que l’on sait que pour l’heure «l’ambition, l’urgence et la solidarité font [tout bonnement] défaut» 2> https://news.un.org/fr/story/2023/07/1136902 .
Ce type de «mirages» et d’«hallucinations», aussi surprenants soient-ils, sont de plus en plus courants. Jusqu’à présent on les retrouvait dans la bouche des pontes de la tech, comme nous le rappelle Naomi Klein dans un article paru début juin 3> Naomi Klein, «Les IA organisent le plus grand pillage de l’histoire de l’humanité», Courrier international, 1er juin 2023. . Le solutionnisme technologique a déjà fait ses preuves (comme discours, s’entend) et l’on ne sera pas étonné qu’Eric Schmidt, ancien patron de Google, puisse affirmer que l’IA mettra fin à la pauvreté dans le monde et résoudra le problème du changement climatique. Pourquoi d’ailleurs ne le pourrait-elle pas puisqu’elle permet de rendre les gens plus intelligents…
Faire croire que les problèmes que traverse le monde sont dus à un «déficit d’intelligence» et que des machines intelligentes nous aideront à combler celui-ci revient ni plus ni moins à adopter une conception purement instrumentale de la technologie. Or, nous le devinons sans peine, la technologie est davantage qu’un outil utilisé dans l’intention de faire le bien ou le mal. Elle est un fait de société, un fait politique, à la fois dans sa conception et ses implications.
Ce qui me permet de revenir à la question centrale de mon propos, celle de l’intelligence. Dans le milieu technophile, une définition au demeurant anodine prime sur toutes les autres: l’intelligence serait la capacité à résoudre des problèmes. Vous résolvez des problèmes, donc vous êtes intelligent, que vous soyez un être humain… ou une machine, que vous compreniez ce que vous faites… ou non. Avec Daniel Andler, auteur d’un livre exigeant sur la question, rappelons que la machine, elle, «ne peut d’aucune manière comprendre ce qu’elle fait»; ce dernier allant même jusqu’à évoquer un «renoncement à la réflexion». En matière d’IA, sous la chape de plomb d’un solutionnisme à tout va, il n’y aurait donc rien à comprendre, tout à résoudre.
Parce que l’objectif d’Andler est au contraire de «comprendre quelles sources théoriques [l’]ont alimenté […], quels progrès elles ont fait faire dans la compréhension de l’intelligence naturelle, à quelles limites se heurte aujourd’hui le projet [de l’IA], quelles bornes devront lui être imposées…» 4> Daniel Andler, Intelligence artificielle, intelligence humaine: la double énigme, Gallimard, 2023, p. 13 , son livre Intelligence artificielle, intelligence humaine: la double énigme paraît à point nommé.
Peut-être pourra-t-il même servir d’antidote à cette surabondance de points de vue prétendument objectifs (et dégoulinant de suffisance) sur l’IA croisés ici ou là. Comme cet édito 5> Judith Hochstrasser, «Nous sommes aussi des machines», Horizons (FNS) no 137, juin 2023, repris dans Le Courrier du 17 juillet 2023. du dernier numéro du magazine du FNS, dans lequel l’auteure peut affirmer que la révolution de l’IA est l’équivalent de la révolution copernicienne et qu’il nous reste plus qu’à accepter l’évidence: l’intelligence n’est plus réservée au seul être humain. Oubliant pour l’occasion de réfléchir sur le phénomène en question, ne faisant que «parler comme les autres», selon la judicieuse et éprouvée formule de Günther Anders.
Parler comme les autres, autrement dit, toujours selon Anders, «se contenter de restituer la parole qu’[on] a reçue et consommée» 6> Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Tome II, Fario, 2011, p. 202. , machinalement.
Notes