Le mot de la traductrice – Floryne Joccallaz
J’ai découvert L’inguaribile de Tommaso Soldini lors d’un atelier de traduction aux Rencontres de Bienne 2023 : l’habileté d’une écriture audacieuse, qui explore les limites de la syntaxe, joue avec les sonorités, invente des mots et accumule les images expressives pour évoquer avec justesse et ironie l’intimité profonde de ses protagonistes.
Dans cet extrait, la longueur de certaines phrases m’a interpellée: la syntaxe française me semblait résister à la multiplication des juxtapositions et des incises. Mais cette prolifération d’informations faisait sens, cette sinuosité était partie intégrante du mouvement du texte. Par exemple, quand Michele évoque l’impossible abandon de Gemma, chaque incise met en exergue sa volonté de repousser le plus possible cette éventualité: la rupture, non-sens absolu au vu de la force du lien qui unit le couple, est reléguée en toute fin de phrase, où elle pèse de tout son poids. J’ai décidé de retarder moi aussi à l’extrême le fatal «s’étaient quittés» et d’exploiter la tension ainsi créée pour donner de l’emphase à cette chute dramatique.
La créativité lexicale de Soldini a constitué un autre défi pour la traduction de ce passage. Une première réflexion a concerné les toponymes: dans le texte, plusieurs villes sont privées de leur lettre initiale, procédé brutal symbolisant notamment la violence de l’absence de Gemma dans la vie de Michele. Si Yon/Lyon était facilement identifiable, les oignons de Ropea/Tropea semblaient plus problématiques dans une réalité francophone. Le lecteur de la traduction allait-il identifier la qualité du produit, le soin mis par Gemma dans le choix des aliments qu’elle cuisine? Afin de privilégier cette piste de lecture sans opter pour une adaptation au contexte de réception, j’ai précisé la nature de ces oignons «de Ropea» qui sont ainsi devenus «les rouges AOP de Ropea».
L’extrait contient aussi des termes inventés: comment rendre leur saveur particulière dans un autre système linguistique? Si la création du verbe «se glabraient» et des petites «joyeusetés» est venue assez naturellement grâce à la proximité entre le français et l’italien, j’ai davantage tâtonné avant de proposer le terme «ventrir». Il me fallait trouver un mot qui jouait à la fois sur la proximité phonétique avec le verbe «vomir» et qui permettait un jeu linguistique pertinent avec la situation d’ivresse de la petite fille. En italien, «gomitare» laisse aussi entendre le mot «gomito» («coude»), qui permet d’évoquer à la fois la position affalée de l’enfant ivre, celle de ses parents inquiets, accoudés sur le bord de son lit, et l’expression «lever le coude», référence humoristique à la grappa sirotée par la petite. Proposer un terme comme «coudir» ne me semblait pas pertinent, car aucun lien ne se créait spontanément avec le verbe initial. J’ai finalement renoncé au concept de «coude» et opté pour celui de «ventre»: «ventrir» offrait l’avantage de rappeler la nature concrète de la douleur physique éprouvée par la petite en proie à la nausée, et me permettait de développer ensuite des images pertinentes (le recroquevillement de l’enfant, les spasmes de son ventre ou le ventre noué de ses parents). Ce choix a entraîné d’autres modifications dans la note de bas de page: il ne s’agirait plus d’une «imitation phonétique», désormais sans grande pertinence, mais d’une création s’appuyant sur une «candide concrétude».
«Traduire, c’est aussi faire preuve d’inventivité, créer un nouveau système de résonance pour mettre en valeur un élément particulier»
Je me suis aussi interrogée sur la manière de rendre en français la symbolique du nom de Michele Incassa. En italien, «incassare» détermine la nature profonde de ce personnage qui encaisse les coups sans réagir, sans entrer dans l’action. J’ai décidé de ne pas recourir à une note de traduction, d’une part parce que je souhaitais préserver la fluidité du texte, et d’autre part parce que le récit foisonne de notes de bas de page, qui ouvrent sur des micro-univers secondaires. Une incise qui explicite le sens français du nom de Michele «Incassa – celui qui encaisse» m’a semblé la solution la plus adéquate.
Traduire Soldini, c’est entrer dans un univers riche et complexe où afflue une multitude de subtilités qui s’entremêlent. C’est aussi prêter attention au registre employé, tour à tour soutenu ou tendant vers l’oralité, repérer l’effet produit par l’apparition d’un mot en décalage avec ceux qui l’entourent. Pour aborder ce texte, j’ai dû réintégrer profondément l’idée que traduire, c’est choisir, accepter la frustration de ne pouvoir tout emmener en français. Mais traduire, c’est aussi faire preuve d’inventivité, créer un nouveau système de résonance pour mettre en valeur un élément particulier. Une expérience stimulante et passionnante, dont j’espère que le résultat saura plaire aux lecteurs du Courrier.
Floryne Joccallaz
Note : Floryne Joccallaz a bénéficié du mentorat de Florence Courriol pour l’extrait publié dans Le Courrier.