Solidarité

Des Cubain·es à la rescousse des hôpitaux italiens

Des soignant·es cubain·es sont arrivé·es en début d’année dans le sud de l’Italie pour éviter la fermeture de quatre hôpitaux de Calabre, la région la plus pauvre de la botte.
Cuba à la rescousse des hôpitaux italiens
Elizabeth Balbuena, cardiologue cubaine à l'hôpital de Locri, a été bien accueillie par ses collègues italiens. RFN/MKR
Cuba

Galatro, petit village de Calabre, une lumineuse après-midi d’avril. Derrière ses lunettes de soleil, Luis Enrique Pérez Ulloa salue deux dames, comme ça, pour se présenter. «Je suis médecin cubain.» L’une des deux inconnues regarde Saïdi, l’épouse de Luis Enrique, elle aussi Cubaine : « Mais je vous connais. Vous avez soigné ma mère à Polistena!» Dans la pointe de la botte, désertée par les soignants, les Cubain•es sont une béquille. Peut-être même un pilier.

La Calabre a frôlé l’hécatombe. Au milieu de ses vallons et vastes plages, quatre hôpitaux sont passés à deux doigts de la fermeture: ceux de Polistena, Gioia Tauro, Melito Porto Salvo et Locri. Sans l’arrivée d’un premier contingent de soignant•es envoyé•es par Cuba en janvier 2023, la région aurait été contrainte de les fermer par manque de volontaires transalpin•es.

Gioia Tauro. Dans cette ville côtière qui jouxte la mer Tyrrhénienne, le délabrement saute aux yeux. Aujourd’hui simple terminal de conteneurs, le port est une plaque tournante de la ‘Ndrangheta, la mafia locale: détournement de fonds publics, extorsion, importation de cocaïne latino-américaine… Son chiffre d’affaires s’élèverait à 60 milliards d’euros –  soit le double du PIB de la Calabre.

Des maisons de bric et de broc, parfois abandonnées, entourent le parking vide de l’hôpital, ou ce qu’il en reste. Dans les services, les journalistes ne peuvent pas entrer. Pas un médecin pour nous accueillir.

Désertification médicale

Ces dix dernières années en Calabre, dix-huit hôpitaux ont fermé, 60% des lits ont été supprimés. Selon l’Institut national de statistique (Istat), la Calabre compte le plus bas nombre de lits par habitant du pays (83 pour 1000, contre 138 pour 1000 en Emilie-Romagne).

Cette carence a entraîné la fermeture de l’ensemble des services de l’hôpital de Gioia Tauro, mis à part celui de médecine générale et des urgences. «C’est sûr, il nous manque des médecins. Avant, il y avait d’autres services. Ici, nous ne pouvons prodiguer que des soins basiques. Pourtant, dans tous les villages alentours, nous sommes les seules urgences», regrette Freddy Lams, médecin cubain à Gioia Tauro.

L’initiative a été prise par Roberto Occhiuto, président Forza Italia (centre-droit) de la région. En 2022, «désespéré», comme il le confie, il demande à l’île communiste de lui envoyer 497 médecins, notamment des spécialistes, afin d’éviter le pire: l’effondrement des hôpitaux publics de la troisième région la plus pauvre d’Europe. Un choix qu’il ne regrette pas et explique aujourd’hui: «Le système de santé ne garantit pas le droit à la santé aux Calabrais. Les niveaux essentiels d’assistance sont très bas. Les concours en place ont été désertés. Une grande partie des anesthésistes, gynécologues, réanimateurs, etc., ne viennent pas ou ne restent pas en Calabre. En plus, la région a été placée sous tutelle du gouvernement italien pour la gestion de la santé. Certains hôpitaux subissent une double tutelle pour infiltrations mafieuses. J’ai pensé que je devais inventer une solution. Cuba a un système de santé reconnu universellement et excellent, qui a envoyé des médecins dans de nombreux pays.»

Des Cubain•es à la rescousse des hôpitaux italiens
Le manque de financement a des conséquences visibles dans les hôpitaux calabrais. RFN/MKR

«Connaître l’Europe»

Depuis soixante ans, l’île envoie des médecins dans le monde entier, sur des terrains de pandémies, de catastrophes naturelles ou simplement dans des zones où les soignant•es sont rares. Leurs missions les ont conduit•es en Haïti, en Angola, au Congo, en Algérie, en Afrique du Sud, au Qatar, en Bolivie, Argentine, au Brésil, en Irak… Actuellement, cinquante-huit pays sont concernés. Cuba peut se permettre d’envoyer ces médecins car le pays concentre la plus forte densité de soignant•es au monde : 8,4 pour 1000 habitant•es.

Après une mission au Koweït durant la crise de covid-19, Gustavo Milan, originaire de Santiago de Cuba, a intégré la brigade de blouses blanches envoyée en Italie. « Ce qui m’a motivé, c’est l’envie de connaître l’Europe; d’aller dans un pays développé, ‘le premier monde’; être payé en euros, comparer.» A 33 ans, il est venu renforcer le service de réanimation de l’hôpital de Polistena. Sa surprise a été grande lorsqu’il a su que des pays européens manquaient de médecins. Le service où il intervient compte onze lits. Derrière son petit bureau en bois, il raconte qu’il est parfois seul à tout gérer: «Ici, c’est franchement bizarre, parce qu’il y a des ressources techniques, mais pas humaines. On travaille beaucoup, et c’est plus difficile avec les personnes âgées. Il n’y a pas assez de lits, parce qu’ils ont fermé plein d’hôpitaux. Les patients doivent attendre qu’un lit se libère pour pouvoir s’allonger. Ça n’arriverait pas dans mon pays. A Cuba, la distribution et l’organisation sont meilleures.»

Témoin de la dégradation de l’hôpital, sa directrice Francesca Liotta, elle aussi médecin, pointe que «sans les Cubain•es, nous n’aurions pas pu continuer à faire fonctionner les salles d’opérations et la réanimation. Ces médecins sont une bouffée d’oxygène. Ils sont très disponibles et très volontaires.» Depuis trente ans, elle a vu les suppressions de lits et la fuite des cerveaux se succéder dans sa région. «En chirurgie, dans les années 1990, nous avions trente-six lits à Polistena. Aujourd’hui, nous en avons dix-huit. »

Médecine à la cubaine

En trois mois, les Cubain•es ont pu déployer leurs compétences, gagnant rapidement la confiance des Italien·nes. La médecine de l’île communiste est fondée sur des méthodes qui se passent en grande partie de la technologie. A cause de l’embargo imposé par les Etats-Unis depuis soixante ans, Cuba ne peut presque pas importer de médicaments ou de matériel médical. Malgré cela, la coopération se fait d’égal à égal. Beaucoup de médecins italiens reconnaissent apprendre «sur les méthodes directrices, les thérapies», commente Francesca Liotta, notamment le temps consacré aux patient•es, l’importance de l’écoute, du toucher et la pluridisciplinarité.

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Le gynécologue cubain Ariel Labrada pose à l’hôpital de Polistena avec Sara, qui vient d’accoucher de la petite Ginevra. RFN/MKR

 

Puisque la prévention est le socle de la médecine cubaine, la radiologue Daily Ramos a mis en place des journées de dépistage du cancer du sein à Polistena. Tous les mardis et jeudis, des mammographies gratuites sont pratiquées. «Quinze à vingt femmes viennent par semaine. Cela a permis de détecter des tumeurs.» Une première dans toute l’histoire de cet hôpital.

Des missions qui rapportent

Mais la mission calabraise ne fait pas que des heureux. Les Etats-Unis ont demandé des comptes, notamment concernant les salaires et les procédures d’embauche, au Ministère de la santé italien. Ils exigent la fin de l’opération, bien que celle-ci n’entre pas dans le cadre strict de l’embargo. La pression vient aussi des organisations proches de l’opposition cubaine, conscientes que l’exportation de personnel médical rapporte entre 6 et 8 milliards de dollars par an. Selon l’OMS et le Département d’Etat américain, entre autres, il s’agit de la première source de revenus de l’île, devant les transferts d’argent familiaux et le tourisme.

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«Le système de santé ne garantit pas le droit à la santé aux Calabrais» Roberto Occhiuto

L’eurodéputé espagnol Javier Nart (Renew) y voit une «forme d’esclavagisme», puisque «l’Etat cubain confisque une partie du salaire des médecins». D’après les bulletins de salaire que Le Courrier a pu consulter, les soignant·es touchent 1200 euros net (en plus d’être nourri·es et logé·es), sur 4700 versés par la région Calabre. Mais l’élu de Ciudadanos insiste, car les médecins ne seraient pas libres de leurs mouvements: «S’ils désertent la mission, ils n’ont pas le droit de rentrer à Cuba pendant huit ans», assure-t-il. Une mesure prévue en effet par le code pénal de 1987 et toujours en vigueur. Selon nos sources diplomatiques, elle serait toutefois rarement appliquée et la plupart des exilé•es cubain•es souhaitant rentrer le font sans encombre.

Du côté du gouvernement de Meloni, c’est silence radio. Il faut dire que la décision prise par la Calabre en juin 2022 a précédé son élection de fin septembre dernier. L’Ordre des médecins italiens s’y était opposé, estimant qu’il fallait surtout «mieux payer les médecins calabrais», mais sans succès.

Le grand métis Emilio Camallo, très agité, achève sa dernière mission. Sa femme le rejoint la semaine prochaine pour ses derniers mois de labeur. L’homme de 64 ans prendra sa retraite en décembre, «à contre cœur». Il se souvient encore de sa première mission comme médecin militaire en Angola: «En Italie, je me repose!» Il «profite» donc de ses 38 heures par semaine, avec des gardes de nuit, sur ce continent qu’il n’aurait jamais pensé toucher un jour.

A 35 ans, la voix posée, Daily a choisi de laisser mari et bébé à Matanzas pour candidater en Europe. «Je me sens parfaitement libre. Un esclave appartient à quelqu’un d’autre, moi j’ai le choix, j’ai signé un contrat, que je respecte. Je reçois de l’argent, les esclaves n’en reçoivent pas… c’est sûr que j’ai davantage d’argent et de privilèges en travaillant en Italie qu’en Angola ou en Haïti», défend-elle fièrement.

Inquiétudes

Les critiques occidentales suscitent tout de même des inquiétudes auprès des médecins. Daily admet aisément que face à l’impérialisme, Cuba «ne peut rien… à part envoyer des médecins et c’est déjà pas mal». «On a des problèmes d’accès aux banques internationales, aux devises, donc ça c’est notre solution à nous, voilà tout.» La trentenaire, qui a soulagé un service de cardiologie en désuétude, s’étonne presque de pouvoir travailler en Europe sans que les Etats-Unis n’interfèrent. «Ce serait étrange qu’ils n’interviennent pas», souligne la radiologue cubaine.

D’autant que la mission calabraise pourrait en suggérer d’autres. Pour John Kirk, professeur d’études latino-américaines à l’Université de Dalhousie au Canada et auteur de dix-sept livres sur Cuba, ce pays «montre aujourd’hui que le sud peut aider le nord». L’Irlande du Nord vient d’ailleurs de faire appel à Cuba, histoire de renflouer, à son tour, les effectifs de l’hôpital public.

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