Contrechamp

Des buts contre la discrimination

Le football, un instrument d’éveil des consciences citoyennes? Depuis plus de vingt ans, le club des Young Boys, champion de Suisse 2023, œuvre en continu contre le racisme, contre l’homophobie et pour la diversité au stade du Wankdorf à Berne. «Un cas sans doute unique dans le sport suisse et rare dans le monde», qui mérite d’être relevé. Analyse.
Des buts contre la discrimination
Des milliers de supporters des Young Boys avaient rejoint le stade du Wankdorf, le 7 mai dernier, pour fêter le nouveau titre de champion de Suisse de l’équipe bernoise. KEYSTONE
Société

Les championnats européens de football sont désormais terminés et, durant tout le mois de juin, les stades resteront vides. Mais depuis la fin avril, la Ligue suisse de football connaissait déjà le nom du champion 2023: les Young Boys (YB) ont réalisé une performance sportive exceptionnelle et sont restés en tête de classement pratiquement du début à la fin de la saison. Les Bernois retrouvent ainsi la suprématie qu’ils s’étaient forgée avec quatre titres d’affilée entre 2018 et 2021.

Certes, la Super League suisse, la division de football professionnel la plus élevée du pays, ne figure pas parmi les plus réputées du continent. Selon les coefficients UEFA basés sur les performances des clubs dans chaque pays sur les cinq dernières années, elle se classe au 13e rang des 55 fédérations nationales chapeautées par l’Union des associations européennes de football. Les 12 premiers pays de ce classement sont l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, la France, les Pays-Bas, le Portugal, la Belgique, l’Ecosse, l’Autriche, la Serbie et la Turquie.

Au niveau des équipes nationales, en revanche, la position de l’équipe suisse est beaucoup plus élevée. En avril dernier, elle était classée 12e au niveau mondial, devant des nations footballistiques aussi prestigieuses que les Etats-Unis (13e), l’Allemagne (14e), le Mexique (15e) et le Danemark (19e).

Contre toutes les discriminations

Le 30 avril, l’attaquant camerounais Jean-Pierre Nsamé –buteur vedette des Young Boys – a marqué le premier but du match contre Lucerne. Le Wankdorf, stade de la capitale, a explosé de joie car ce but était quasi synonyme du titre convoité. L’attaquant – un des huit joueurs noirs professionnels de YB – a célébré son but d’une manière très particulière, comme il l’avait fait vingt jours plus tôt contre Grasshopper Zurich. Il a placé l’index de sa main gauche sur ses lèvres en signe de silence et l’index de sa main droite en direction de sa tempe, les yeux fermés, dans une attitude de réflexion et de protestation. Comme l’ont rapporté plusieurs médias, Nsamé montrait sa solidarité avec Romelu Lukaku, l’excellent attaquant noir de l’Inter Milan qui, le 4 avril, avait célébré son but en demi-finale de la Coppa Italia (1:1 contre la Juventus Turin) de la même manière. Lukaku avait fait ce geste devant la tribune des supporters turinois, où il avait auparavant été la cible d’insultes racistes agressives.

L’arbitre italien l’a interprété comme une provocation à l’égard des supporters de la Juve, et Lukaku a écopé d’un carton rouge. Cette décision arbitrale a toutefois suscité un vif débat en Italie. Un communiqué de l’Inter soulignait «le grand regret [du club] pour le fait que la victime soit devenue le seul coupable». Quelques jours plus tard, la Fédération italienne de football annulait la suspension d’un match qui aurait dû être infligée à Lukaku.

Elle a ainsi tacitement reconnu que la sanction à l’encontre de l’attaquant de l’Inter avait été inadmissible et inappropriée. Alors qu’en Italie la protestation antiraciste de Lukaku lui a valu un carton rouge, en Suisse, la solidarité de Nsamé avec l’attaquant belge n’a donné lieu à aucune sanction.

Au-delà de ce récent geste de solidarité antiraciste, Young Boys s’est engagé depuis déjà plus de deux décennies à promouvoir des revendications sociales en faveur de la diversité et contre toutes les formes de mépris et d’irrespect. Le 8 octobre 2022, comme il le fait au moins une fois par saison, le club bernois a appelé tous les supporters présents dans son stade, lors d’un match contre Saint-Gall, à participer à une action contre le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, le sexisme et toute forme de discrimination. Ce jour-là, avec les slogans «Montrez l’exemple – pour la diversité sans discrimination» et «pour une société diverse et ouverte», YB a concentré ses efforts sur «la sensibilisation et le renforcement de la volonté d’agir de manière socialement responsable face à la discrimination».

Dans le cadre de cette initiative, le site web de Young Boys posait la question «Avez-vous été témoin ou victime d’un incident raciste?» et offrait la possibilité d’ouvrir une fenêtre en ligne sur la même page pour «signaler le cas et obtenir un soutien et des conseils professionnels». Le soir du match, les joueurs sont entrés sur le terrain vêtus de T-shirts noirs «Montrez l’exemple» et ont déployé une banderole «pour la diversité sans la discrimination». Ils ont envoyé un signal fort en faveur de la paix, de l’ouverture et contre toutes les formes d’abus. Cette action annuelle spéciale que les champions suisses mènent depuis 2004 fait également partie de la semaine de campagne FARE (Football Against Racism in Europe) à l’échelle du continent.

Lors de chaque match à domicile, des slogans contre le racisme sont affichés sur les écrans électroniques à l’intérieur du stade. Chaque saison, à plusieurs reprises, le brassard du capitaine de l’équipe et les drapeaux de coin sur le terrain arborent les couleurs de l’arc-en-ciel du mouvement LGTB+. L’engagement en faveur de la diversité a été systématiquement intégré dans la politique sportive du club bernois au cours des dernières décennies.

C’est en 1996 précisément qu’est née l’association Gemeinsam Gegen Rassismus (Ensemble contre le racisme), également connue sous le nom de son siège, le HalbZeit («mi-temps»). Depuis lors, l’association a réuni un grand nombre de supporters des Young Boys. C’est au cours de la saison 1995-1996 que le groupe s’est organisé pour lancer sa première campagne contre le racisme. A une époque où les moyens du club étaient très limités, le HalbZeit est allé jusqu’à récolter les fonds nécessaires au financement du T-shirt du club, se souvient Stefan Stauffiger, l’un des actuels responsables de la communication de YB. Il accompagne le club depuis vingt ans, d’abord depuis les tribunes des supporters, avant de passer à la tribune de presse. «Ce groupe avait des objectifs très clairs de lutte contre l’intolérance raciste.»

De l’autocritique à la pédagogie citoyenne

La raison de cette campagne était évidente: des hooligans racistes et néonazis avaient fait du stade du Wankdorf un endroit dangereux depuis des années. Les joueurs à la peau foncée des équipes visiteuses étaient systématiquement hués, voire victimes de jets de bananes depuis les tribunes, comme le rappelle le site de HalbZeit. Face à l’incapacité des autorités à fournir des réponses, précise l’association, en tant que «spectateurs normaux et réguliers des matchs, nous ne pouvions pas accepter cette situation. Il fallait faire quelque chose». De cette réalité dégradante, dans la perspective de s’opposer à des valeurs inacceptables dans un stade de football, est née la campagne contre le racisme. Des tables rondes, publications sur ce thème dans le journal du club, apparitions dans les médias, annonces par les haut-parleurs du stade ont été organisées. En outre, au cours de son histoire, l’association a favorisé à plusieurs reprises un rapprochement effectif du monde du football bernois avec des groupes de sans-papiers et de réfugiés, secteurs particulièrement vulnérables de la société suisse.

Le chemin a été long, mais la pédagogie de sensibilisation a porté ses fruits. Le résultat, résume HalbZeit, «a été que les attaques et les abus racistes, ainsi que l’utilisation de croix gammées, ont diminué de manière significative. Les supporters et leurs familles se sont sentis à nouveau en sécurité et ont pu progressivement retourner au stade».

Cet esprit florissant d’ouverture sociale s’est également manifesté au cours de cette dernière saison. Une part importante des plus de 20 000 membres – un record pour un club suisse – sont des familles entières qui viennent assister aux matchs à domicile d’YB. Des milliers d’enfants, avec une section familiale dédiée, donnent au stade du Wankdorf une atmosphère détendue, incomparable à celles de tant d’autres stades dans le monde. A Berne, un dimanche au stade est déjà une activité familiale normale, au même titre qu’une sortie au cinéma, au parc ou une promenade en montagne. La «journée des enfants», qui a lieu tous les six mois, est une journée spéciale au cours de laquelle tant les enfants que les adultes qui les accompagnent se voient garantir des billets à un prix populaire pour toutes les sections du stade (gradins et tribunes).

Revenant sur ce parcours de plus de vingt ans, Stefan Stauffiger ne cache pas sa fierté face à l’intense travail pédagogique réalisé: «Young Boys est aujourd’hui un club phare par son travail fort et continu en faveur de la diversité et de la tolérance, et non seulement de l’antiracisme. Il est exemplaire de constater que ce qui fut la réaction d’un groupe de supporters est devenu la politique institutionnelle du club – ce qui lui a même valu une reconnaissance européenne».

Toutefois Stauffiger conclut que ce travail de sensibilisation ne peut jamais être considéré comme totalement accompli. De temps en temps, on peut entendre quelques insultes racistes ou homophobes dans un stade suisse. «Mais il est très intéressant de constater, notamment au stade du Wankdorf, que si l’on entend de tels propos, ce sont les supporters situés à proximité qui, eux-mêmes, réagissent immédiatement, en reprenant l’auteur et en freinant l’agression verbale.»

Les buts, c’est l’amour, dit le proverbe. D’autant plus s’ils aboutissent à des victoires sociales en faveur de la diversité.

Traduction Rosemarie Fournier.

Opinions Contrechamp Sergio Ferrari et Theodora Peter Société Football Discriminations

Connexion