«Chaque Palestinien·ne est une cible»

Beit-Hanoun, nord de la bande de Gaza, à proximité de la frontière israélienne. Le 13 mai dernier, aux alentours de midi, la famille Al Zanin s’apprête à passer à table. Les enfants reviennent de l’école pour déjeuner. Soudain, les voisins arrivent en courant. Ils ont reçu un coup de téléphone. Au bout du fil, un responsable israélien affirme qu’une opération militaire est en cours. Tous doivent évacuer les lieux sans délai, ou risquent d’être tués. Trente minutes plus tard, leur immeuble de trois étages est pulvérisé.
Le bâtiment s’écroule en quelques secondes, comme la vie des occupants, néanmoins saufs. «Nous n’avons rien pu emmener avec nous», se désespère Hadi Khader Al Zanin, 46 ans. Le regard hagard, ce père de famille scrute les ruines. Dans son sillage, le missile a tracé un vaste cratère de plus de cinq mètres de profondeur. Dalles de béton éclatées et fils de fer tordus sont enchevêtrés avec des vêtements, des ustensiles de cuisine et des livres. L’atelier de mécanique familial ainsi qu’un pick-up ont été détruits. «Toute notre vie s’est envolée en trente minutes, reprend Hadi Kader. Nous sommes de simples citoyens. Qu’avons nous fait pour mériter ça?»

Territoire exigu où vivent 2,3 millions de Palestiniens, et sous blocus depuis 2007, la bande de Gaza est fréquemment pilonnée par des frappes aériennes israéliennes. Débutée dans la nuit du 8 mai, une nouvelle escalade dure cinq jours, avant la conclusion d’un cessez-le-feu le 13 mai sous l’égide de l’Egypte. Au moins six commandants militaires du Jihad islamique – une organisation considérée comme terroriste par Israël, l’Union européenne et les Etats-Unis – ont été tués. Leurs portraits sont désormais affichés sur les ronds-points de Gaza avec l’inscription «shaheed» (martyr). Aux fenêtres des maisons, des slogans revendiquant la fierté des «résistants», sont surmontés de drapeaux palestiniens.
Pendant cette nouvelle flambée de tensions, 34 Gazaouis ont été tués, dont 14 civils selon le Ministère de la santé (neuf selon l’armée israélienne) ainsi qu’une octogénaire israélienne, tuée par un tir de roquette. De son côté, Tsahal, l’armée israélienne, a affirmé que les bâtiments touchés servaient de «centres de commandement et de contrôle» au Jihad islamique.
«Tout cela, ce n’est que de la propagande. Chaque Palestinien est une cible», s’énerve Mohamed Saïd Ahmed, cousin de la famille Al Zanin. L’homme de 34 ans a le visage marqué par la fatigue. «Nous souffrons énormément du blocus israélien. Mais même malgré tout cela, nous n’avons pas soif de revanche.» Deux jours avant la frappe, Mohamed célébrait son mariage dans l’immeuble voisin, soufflé lui aussi par l’explosion. A l’intérieur, les décorations restantes de la fête sont mêlées aux gravats et aux bouts de verre cassé. Un mur de la cuisine s’est disloqué dévoilant l’imposant cratère en contrebas. «Où sont les combattants du jihad ici? Lui, vous croyez que c’est un résistant?» lâche Mohamed en pointant du doigt son neveu, qui se cache, l’air apeuré. Traumatisé, Khader Fadi Zanin, 14 ans, ne se rend plus à l’école. «Il ne se sent plus en sécurité, comme nous tous», lâche son père.

Depuis dix jours, les hommes passent la journée à boire du café, protégés du soleil par un toit en tôle et une bâche trouée. Ils dorment sur des matelas à même le sol. Quant aux femmes, elles se réfugient ailleurs, chez leur famille. Une sexagénaire venue récupérer des affaires se mêle soudain au groupe. «L’occupation israélienne mérite d’être décapitée», lance Fatima Mohamed Azar drapée dans un voile gris. «Ici c’est notre terre et notre patrie», ajoute cette femme dont le neveu est mort en 2008, tué par une frappe à la frontière israélienne. Etait-il «résistant»? «Nous le sommes tous», répond-elle sans hésiter.
Dans le quartier de Shujaiya au sud de Gaza City, un autre bâtiment a été broyé par un missile. Celui-ci a été tiré le 8 mai dernier par l’armée israélienne. La cible: Khalil al-Bahtini, haut responsable du conseil militaire des Brigades Al-Quds (AQB). Il est tué dans l’attaque avec sa femme et sa fille de dix ans. Depuis, des drapeaux du Jihad islamique palestinien recouvrent la façade de l’immeuble, laquelle tient encore miraculeusement debout. Nous tentons d’en savoir plus, mais des jeunes refusent l’accès au site. Au premier étage de l’immeuble voisin, on peut lire l’inscription: «Félicitations pour votre nouvelle maison!» La famille Addas venait en effet de s’installer dans le quartier et ignorait qui étaient réellement ses voisins. Par terre, dans les décombres, une horloge à moitié fendue est restée bloquée. Elle affiche deux heures du matin.
Ici, l’attaque s’est faîte sans prévenir. Daria et Iman, 19 et 17 ans, sont mortes durant leur sommeil. Leur père Abu Hamza, ainsi que sa femme et leur fils ont survécu. «Elles dormaient dans le même lit, collées l’une à l’autre, comme toujours», murmure Abu Hamza, en pointant les tâches de sang sur les oreillers, et les fragments de missile qu’il a retrouvés.

«Daria devait se marier début juillet. Au lieu de la voir en robe blanche, je l’ai habillée de noir.» Daria est morte sur le coup tandis que Iman a été transportée à l’hôpital avant de décéder quatre heures plus tard. «Pourquoi l’armée n’a pas attendu que leur cible sorte? C’était une frappe volontaire sur les civils», affirme Abu Hamza en faisant défiler les photos de ses filles sur son smartphone. «Tous mes rêves sont détruits.»
Quelques jours plus tôt, des représentants de la Cour pénale internationale sont venus le rencontrer. Lui dit vouloir «coopérer» avec cette instance et «ne plus rien avoir à perdre». Au moment où ces paroles sont prononcées, des jeunes du quartier ramassent les débris de ce qui fut jadis l’habitation de la famille Addas. Chargés sur des chariots emmenés par des ânes fatigués, les gravats seront revendus contre une poignée de shekels.
Hôpital en crise perpétuelle
Pendant ces cinq jours de conflit, le ballet des ambulances n’a pas discontinué à l’hôpital Shifa. Refait à neuf grâce à des financements étrangers, le plus grand centre de soins de l’enclave s’est encore une fois transformé en hôpital de guerre; les médecins ont travaillé jusqu’à épuisement.
«Lorsque je suis arrivé le 8 mai au petit matin, plusieurs femmes tenaient leur mari mort entre leurs bras. Des enfants criaient dans les couloirs», se remémore Jamal Alharazin, responsable des urgences. Combattants comme civils sont alors traités sans distinction. Environ 80 personnes blessées par les frappes ont été acheminées par ambulance. Parmi elles, dix-sept personnes sont décédées à leur arrivée.

Jamal Alharazin garde toujours un œil sur l’écran des caméras de sécurité s’affichant sur son ordinateur. Il y a beaucoup de bruit à l’accueil, et des policiers assurent la sécurité. Les va et vient d’infirmiers sont incessants. Expérimenté, Jamal Alharazin a connu trois précédentes guerres. «Au plus fort des affrontements avec Israël, nous avons recueilli jusqu’à 1000 personnes en une journée. Mais notre service ne dispose que de 30 lits et de 50 chaises», explique-il. «En raison du blocus israélien, nous manquons de scanners à rayon X et de radios. Avec ces équipements, nous pourrions passer moins de temps avec chaque patient et ainsi sauver plus de vie.»
L’approvisionnement en pièces de rechange est également problématique. Certaines mettent plusieurs mois à arriver. Le service d’orthopédie est donc à l’arrêt. A cela s’ajoute un salaire amputé de 30% pour les infirmiers et médecins. «Quoi qu’il en soit, ici tout le monde travaille d’arrache-pied. Un de nos collègues a perdu un de ses proches lors d’une frappe, et est tout de même venu travailler.»
Malgré la volonté des soignants, leur travail relève parfois de la mission impossible. Comme partout à Gaza, les coupures d’électricité sont fréquentes. Et les générateurs de secours ne fonctionnent pas toujours. «Il est arrivé que des coupures se produisent pendant des opérations à cœur ouvert», raconte un médecin urgentiste en discussion avec ses collègues dans un couloir.
Tous à Shifa réfutent néanmoins l’idée selon laquelle certaines victimes ont été touchées par des roquettes tirées par le Jihad islamique, et qui auraient manqué leur cible, comme l’affirment certains responsables de Tsahal. «Les tirs viennent quasiment tous d’Israël.»
A l’hôpital public de Gaza, les traitements et médicaments sont gratuits, rappelle Mohamed al-Rantissi, chirurgien orthopédiste. «Notre service de chirurgie est aussi bon que dans les hôpitaux occidentaux.» En sortant de l’hôpital toutefois, les Gazaouis doivent s’approvisionner, à leur frais, dans les pharmacies. Un obstacle pour beaucoup de familles, alors que 80% d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté et dépendent de l’aide humanitaire. «Plus de 60% des enfants subissent la malnutrition, et 100% de la population souffre psychologiquement du siège», regrette Basem Nahim, ancien ministre de la Santé du Hamas, et désormais chef du Conseil des relations internationales à Gaza. «Le fait de vivre dans un blocus nous empêche de construire un système hospitalier fort. Nous allons de crise en crise, et les Israéliens nous laissent juste de quoi garder la tête hors de l’eau.» PCR
