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La sempiternelle question des prisons

Alix Heiniger, historienne, livre une mise en perspective historique de l’enfermement à Genève, en lien avec la situation de Jérémy*, jeune activiste climatique détenu préventivement à Champ-Dollon depuis la mi-mars – une incarcération jugée abusive par ses soutiens.
Société

La célèbre historienne française Michelle Perrot qualifiait en 2001 la «question des prisons» de «lancinante et sempiternelle». Vingt ans plus tard, notre actualité genevoise ne peut que lui donner (à nouveau) raison. Que ce soit la détention préventive d’un militant à Champ-Dollon ou la récente décision du tribunal administratif de déclarer les conditions de détention de deux personnes à Favra indignes et contraires à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à l’interdiction de la torture. Ces deux exemples parmi d’autres réactualisent les problèmes posés par l’enfermement. La perspective historique illustre fort bien l’immobilisme du secteur carcéral dont les réformes ne sont que rarement satisfaisantes.

En 1972, le pénaliste Christian-Nils Robert, qui deviendra quelques années plus tard professeur de droit pénal et de criminologie à l’université de Genève, publiait une étude sur la détention préventive dans cinq cantons de Suisse romande en plaçant plus particulièrement la focale sur Genève. Dans son introduction, le juriste explique que la vocation d’origine de la détention préventive était la manifestation de la vérité, mais que depuis quelques années, elle fait l’objet de vives critiques. On y a vu une peine anticipée, ou même, comme il l’écrit, «l’un des instruments de l’intimidation pénale»1>Christian Niels Robert, La détention préventive en Suisse romande et notamment à Genève, Georg Librairie de l’Université, Genève, 1972, p. 2., soit un moyen de faire pression sur les prévenu·es pour les faire parler. Il souligne également, les répercussions familiales, sociales, professionnelles et économiques ainsi que pour la santé physique et psychique des prévenu·es. Bref, la détention préventive apparaît comme un outil dangereux aux conséquences diversement négatives, placé dans les mains des juges d’instruction. Leur pouvoir en la matière est d’autant plus important que Genève à cette époque n’a pas encore révisé sa procédure pénale et donc pas introduit comme les autres cantons l’obligation de motiver la mesure et les conditions strictes de son application. Aujourd’hui, il semble que la procédure pénale offre toujours une marge de manœuvre appréciable au Ministère public, comme en témoigne le cas de Jérémy*.

Quand Christian-Nils Robert écrit en 1972, les mobilisations contre les prisons ont pris un essor important aux Etats-Unis et en France. Elles interviennent aussi en Suisse dans les années suivantes avec la création du Groupe d’information sur les prisons à Genève, puis d’Aktion Strafvollzug à Berne et à Zurich et du Groupe Action prison en Suisse romande. Le journal de ce dernier, le Passe-Muraille, publie en septembre 1977 un dossier sur la détention préventive. A cette époque, une pétition circule dans le pays pour demander de mettre un cadre à cette pratique. Le cas de la détention préventive d’une ressortissante germano-italienne emprisonnée à Zurich en isolement pendant de longs mois avait suscité une large mobilisation. La procédure se prolongeait et cette femme subissait les conséquences physiques et psychiques de la détention préventive et de l’isolement. Dans son cas, les collectifs militants soulignaient que l’emprisonnement servait sans doute à induire une pression pour l’encourager à répondre aux questions des enquêteurs, alors qu’elle s’y refusait. La pétition des groupes anti-prison demandait le respect de dispositions minimales adoptées par le Conseil de l’Europe: le droit illimité de correspondre avec l’extérieur, deux heures de visite par semaine avec choix des heures, des conditions d’hygiène décentes avec douches tous les jours, une promenade quotidienne d’une heure au moins, des fenêtres qui permettent de voir à l’extérieur, une aération et un espace personnel suffisants ainsi qu’un travail librement choisi avec un salaire horaire et le droit de faire appel au médecin de son choix. Il s’agissait de faire reconnaître le caractère d’exception de la détention préventive, qui doit intervenir uniquement quand elle se révèle indispensable et d’exiger qu’elle soit limitée à six mois.

Si la question de l’isolement se pose différemment aujourd’hui à Champ-Dollon, alors que le taux d’occupation de la prison a explosé, d’autres problèmes posés par le régime de la détention préventive demeurent: des personnes sont privées de leur vie, enfermées dans une grande promiscuité de longues heures chaque jour, dans de mauvaises conditions d’hygiène. Les droits fondamentaux des personnes enfermées à Favra ne sont pas non plus respectés et pourtant cette prison-là non plus n’a pas été fermée.

La seule option possible est de réclamer avec la section genevoise de la Ligue suisse des droits humains et d’autres collectifs la fermeture immédiate de Favra. D’exiger aussi la fermeture des autres lieux de détention et la libération toutes celles et ceux qui, comme Jérémy*, sont enfermé·es de manière abusive.

Notes[+]

* Prénom d’emprunt.

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