Le monde, et moi, et moi, et moi…
Jacques Dutronc a transcrit jadis, dans des paroles où chacun·e se reconnaît, notre rapport à la complexité de nos environnements. Une complexité que la mondialisation fait croître de manière exponentielle. Alors que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, puis agriculteurs vivaient dans des espaces limités à quelques dizaines ou, au plus, quelques centaines de kilomètres, beaucoup de gens vivent aujourd’hui à l’échelle de la planète, réellement, ou virtuellement. Le local, qui constituait la totalité du cadre de vie autrefois, cède la place, selon les gens et leurs activités, à un espace infini d’informations qui zoome, de manière très biaisée, sur telles régions et tels événements. Que faire, dans son bain à Carouge, avec une bonne musique de fond, quand on est rattrapé par la sécheresse au Sahel, la guerre en Ukraine, les croisières dans les paradis tropicaux et le réchauffement climatique? Peut-on continuer à se faire plaisir à deux, trois, dix ou dix mille et oublier un peu, ou totalement, le reste du monde? Devons-nous tenter quelque chose pour diminuer cette souffrance ou ces dangers?
L’indignation devant la souffrance est affaire d’empathie, dont les objets varient à l’extrême selon les personnes, qui la focalisent, les un·es sur les victimes humaines de la sécheresse, de la faim et de la guerre, les autres sur le sort des rats de laboratoires ou des monuments historiques. Pour les premier·es, participer à l’action de terrain est en général exclu. Alors, il reste la possibilité de déléguer en choisissant, parmi les organisations humanitaires pratiquant le «conscience-washing», les rares que l’on croit être efficaces sur le terrain. Ou à prier pour les victimes, le «religious washing» se porte très bien aussi! Pour celles et ceux que préoccupe plus le climat, il s’agit plus de peur pour soi et les siens que d’empathie pour les déjà très nombreuses victimes du réchauffement. Sinon, les migrants du Sahel ou de la corne de l’Afrique bénéficieraient d’un tout autre accueil…
Alors, les climato-inquiet·es économisent l’eau du bain pendant que l’agriculture intensive irrigue des millions d’hectares de maïs, ils ou elles baissent le chauffage d’un degré pendant que les pétroliers-gaziers ravagent des pays entiers pour produire, transporter et brûler plus. Ces derniers affichent des profits records indexés sur des empreintes carbone qui nous mènent à la catastrophe. Les politiques et financiers locaux se réjouissent néanmoins, car quelques intermédiaires hébergés laissent de bons gros pourboires aux cantons et à la Confédération…
En évoquant, après les Indiens et les Chinois, cinq cent milliards de Martiens imaginaires, Dutronc ramenait notre empathie généralisée à l’échelle de nos limites, de nos impuissances et de notre finitude. Personne ne peut, en paraphrasant les plus réactionnaires, accueillir dans son empathie toute la misère du monde, à moins de devenir fou furieux. Les cultures et les religions pratiquent le blanchiment de cet insupportable à travers les dons, les aumônes, les prières et les militantismes, individuels ou collectifs. Toutes ces pratiques reposent sur des gestes dont l’efficacité proximale soulage les auteurs, mais dont l’efficacité finale a, au plus, le mérite d’aller dans le bon sens, pas très loin…
Dans un monde mené par des marchands d’énergie, d’armes, de drogues, de travaux et d’information, dont les seuls critères sont l’argent et le pouvoir, on a vite compté les divisions de l’écologie, comme quand Hitler ironisait sur celles du Vatican. Il faudra sans doute attendre des désastres bien pires, et surtout généralisés, pour que les opinions, enfin conscientes, acceptent la perspective d’une nécessaire révolution des valeurs, des économies et des comportements. A quatre-vingts ans, Jacques Dutronc a peu de chances de la voir et on ne peut que lui souhaiter un bon bain, avec le gros cigare qui ne l’a pas encore tué, et une fille nue qui l’aime bien, comme dans sa chanson!
Dédé-la-Science, chroniqueur énervant.