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Les socles de l’Histoire

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L’automne dernier, à la suite d’un remarquable travail de concertation, la Ville de Neuchâtel inaugurait une œuvre artistique ainsi qu’une plaque aux abords de la statue de David de Pury. Pour mémoire, ce dernier avait été au cœur de débats houleux en 2020, à l’occasion de la campagne du mouvement Black Lives Matter. Lui était reproché d’avoir été, au XVIIIe siècle, l’actionnaire d’une compagnie portugaise dont l’activité reposait, pour partie, sur des plantations esclavagistes brésiliennes. A cette action sur la place publique, la cité neuchâteloise ajoutera des publications et un parcours pédagogique qui dira la participation de Neuchâtelois à l’entreprise coloniale ainsi qu’à l’esclavage. La thématique se verra détaillée, enfin, dans l’exposition permanente du Musée d’art et d’histoire local.

C’est cette même nouvelle sensibilité qu’affronte l’essai bref et incisif de l’historienne et écrivaine Laure Murat: Qui annule quoi? (Seuil, 2022). L’autrice nous rappelle que l’expression polémique «culture de l’annulation» a été forgée par la droite américaine, puis reprise par les néoconservateurs français. Ces courants droitiers dénoncent tantôt une «réécriture de l’Histoire», une «dictature des minorités», une «concurrence victimaire» ou encore un «fascisme d’extrême gauche».

Les contempteurs les plus vifs de la cancel culture défendent le bilan des impérialismes: la colonisation, affirment-ils, aurait dopé le développement infrastructurel du Sud et élevé son âme. Une thèse qui oublie que c’est l’exploitation des populations autochtones qui permit ces grands travaux, que nombre d’entre eux avaient vocation à faciliter le rapt des matières premières, à étendre les débouchés de la production occidentale; qu’en fait d’éducation, il s’agissait au mieux d’user d’un soft power, au pire d’une déculturation crasse «légitimée» par un sentiment de supériorité des colons et la conviction que semblable aliénation rendrait la révolte plus incertaine.

Les plus magnanimes se peignent en «gardiens de l’Histoire» désireux de la préserver de tout anachronisme, négligeant qu’elle porte généralement le sceau des «vainqueurs», que le mobilier urbain n’est pas son support le plus pertinent et que les pouvoirs établis se sont révélés plus souvent iconoclastes que les «minorités». En France, nous rappelle Laure Murat, c’est l’Assemblée législative qui, en août 1792, ordonna la destruction de statues de rois et autres monuments élevés «à l’orgueil, aux préjugés et à la tyrannie». L’institutionnalisation du musée par la République permit alors l’atténuation du «vandalisme d’Etat» assurant la mémoire des épisodes – même honnis – de l’Ancien régime.

Cette «culture de l’annulation» – parfois plus volontiers nommée «culture de la responsabilité» ou «pensée woke» – s’est nourrie aux Etats-Unis du constat – en dépit de l’affichage de valeurs démocratiques ou de celles de l’Etat de droit – de la perpétuation des discriminations à l’emploi, dans l’accès au logement, aux loisirs, dans les rapports aux forces de l’ordre, dans le langage et mille occurrences de la vie quotidienne. Murat nous donne à penser que la «violence» de la cancel culture tient davantage de la «contre-violence». Contre les injustices, le racisme et le sexisme.

Mais le compromis trouvé à Neuchâtel nous a remis aussi en mémoire le sort de la statue équestre d’Alexandre III à Saint-Pétersbourg. Monument massif, pesant ou puissant – c’est selon ! – voyant le «tsar-gendarme» trapu, opiniâtre, satisfait, tenant d’une main ferme une monture soumise aux allures d’hippopotame. Sis à son origine, en 1909, place Znamenskaïa (plus tard «place de l’Insurrection»), il faisait face à la gare d’où partait le Transsibérien – une initiative dudit autocrate.

Lorsque survint la Révolution de 1917, le poète Maïakovski exigea que l’on dynamitât ce symbole du régime renversé. Son collègue Demian Bedny prêchait, lui, le maintien de «l’épouvantail de fonte» et – un peu comme à Neuchâtel – l’ajout d’une plaque indiquant l’opprobre posthume de la tyrannie. Problème, souligne la spécialiste de la culture russe Laure Troubetzkoy: «La statue, plus visible que l’inscription, n’en restait pas moins gênante.» On lui adjoignit alors, en certaines occasions, un drapeau rouge puis on érigea tout autour un «Monument à la liberté» – une guérite avant-gardiste en bois escamotant le despote. Le monument fut bientôt rebaptisé «Palais de l’enfance» par l’écrivain Victor Chklovski qui observa que les garnements pétersbourgeois y trouvaient volontiers asile.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là… En 1937, la statue devait être démontée et remisée dans un entrepôt (on menaça de la fondre!). En 1939, elle fut déplacée dans le jardin Michel du Musée russe. En 1953, elle migra encore – établie, cette fois, dans la cour intérieure du Pavillon Benois (non sans qu’on ait retiré quelques blocs à son piédestal pour les recycler dans l’érection de bustes… de héros soviétiques). Les années 1990 virent le cheval «arrêté» d’Alexandre III se mouvoir jusque dans la cour du Palais de marbre où il devait évincer la voiture blindée de Lénine! Le tsar s’y trouve encore. Pour l’heure…

Ce rappel révèle les multiples façons de jauger le passé sans l’éradiquer. Mais la pensée woke et les réactions qu’elle suscite nous inspirent une autre leçon, indirecte: les individus, seuls, jamais ne font l’Histoire. Quel socle est-il dès lors susceptible de signifier vraiment les nombreuses et subtiles forces à l’œuvre dans le devenir? «Malheureux le pays qui a besoin de héros» notait Brecht. Parce qu’ils disent toujours peu ou prou la «nécessité» de l’être providentiel, parce qu’ils leur intiment d’admirer l’élite, ces socles matérialisent d’abord l’impuissance des masses, la cultivant même. Ils font douter le peuple sur sa capacité à prendre son destin en main.

Et, pour un peu, l’annulerait.

*Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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