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Trop grand pour être privé

Revenant sur le rachat de Credit Suisse par UBS, Jean-René Moret, pasteur à Cologny (GE), estime que «si l’Etat doit payer les pots cassés, qu’il soit aussi aux commandes et touche les revenus des belles années!». Réflexion.
Credit Suisse-UBS

Pour la deuxième fois en quinze ans, une de nos banques «too big to fail» s’est trouvée dans une situation si précaire qu’il a fallu engager de l’argent public pour la sauver. Pendant les années de beau temps, ces banques distribuent allégrement bonus et dividendes faramineux – et probablement subventions aux partis politiques – sur la base de bénéfices colossaux mais éphémères, illusoires voire fictifs. Lorsque survient une difficulté, cet argent n’est plus là, parti dans la poche des banquiers et des investisseurs, et c’est la collectivité qui doit accourir à l’aide. Quand il s’agit de l’éducation des générations futures, de l’aide aux nécessiteux, de nos prisons bondées, de nos soignantes et soignants surchargés, il n’y a pas de «pognon magique», pour reprendre une formule macronienne. Mais lorsque ce sont les mastodontes économiques qui souffrent, la mère patrie se découvre de profondes poches!

Tout cela invite d’une part à la grogne, d’autre part à de sérieuses questions. Ne voit-on pas là les conséquences d’un enseignement économique fondé sur l’intérêt individuel? Rappelons déjà que l’homo economicus rationnel et égoïste est un modèle en ce qu’il représente la réalité d’une manière simplifiée qui permet de l’appréhender, mais qu’il n’est pas un modèle en ce qu’il faudrait s’y conformer! Nous avons besoin d’élites économiques pour qui l’intégrité, la conscience professionnelle et la recherche du bien commun passent avant la production de bénéfices. Mais sachant qu’il s’en trouvera toujours pour qui le respect des loi est une option évaluée en fonction d’une pesée d’intérêts égoïste, il conviendrait d’engager davantage la responsabilité personnelle, pénale et financière des gestionnaires, afin qu’ils ne puissent se cacher derrière une société anonyme. «A qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup», comme le disait Jésus!

Il faut égaler questionner l’existence même des «too big to fail». Certes, dans la situation de Credit Suisse, laisser couler la banque aurait eu des répercussions par trop négatives sur les employé·es et sur l’économie suisse. Il a bien fallu parer à la catastrophe. Mais la situation où l’Etat (donc le contribuable) est forcé de sauver une entreprise privée quoi qu’il advienne n’est ni normale ni saine. Et le rachat de Credit Suisse par UBS crée a priori une entité encore plus massive, encore plus impossible à laisser s’effondrer, et dont il faut craindre qu’elle conjugue les mauvaises gestions de ses deux géniteurs. Veut-on vraiment s’exposer à devoir renflouer cet hybride d’un éléphant blanc et de la tour de Pise?

Deux alternatives sont possibles. Soit une telle banque est une nécessité pour le fonctionnement de notre économie. Elle fait alors partie des infrastructures vitales du pays, du cadre qui permet l’activité des entreprises. Après tout, une banque crée de la monnaie scripturaire, fait le pont entre l’épargne et l’investissement, et cela peut être considéré comme un rôle d’intérêt public. Elle doit alors être aux mains de la collectivité, soumise à un contrôle démocratique, et rendre ses bénéfices aux caisses publiques. «Qui paye commande», si l’Etat doit payer les pots cassés, eh bien qu’il soit aussi aux commandes et qu’il touche aussi les revenus des belles années. Ou alors, on considère de manière plus classique que la banque doit rester une activité privée. Dans une optique libérale, cela implique que les investisseurs assument seuls les destins des entreprises, et que l’Etat n’a qu’un rôle de régulation. Il faut alors fractionner les établissements bancaires jusqu’à qu’il n’y ait plus de «too big to fail».

Du reste, diviser UBS après le rachat est également nécessaire du point de vue de la concurrence, pour éviter une situation par trop dominante sur le marché suisse. C’était déjà [en 1911] la solution retenue concernant la Standard Oil de Rockfeller, fractionnée en 34 sociétés pour restaurer la concurrence. Plusieurs axes de découpe peuvent être envisagés. Séparer le marché suisse de l’international, pour éviter que des péripéties à l’étranger provoquent une panique bancaire en Suisse. Séparer des types de service bancaires, pour limiter les contagions. Diviser la banque au sein même du territoire helvétique, pour favoriser la concurrence et créer des compartiments étanches, qu’une banque en difficulté puisse être abandonnée ou rachetée sans intervention de l’Etat.

L’erreur est humaine, mais y persévérer est diabolique, dit un dicton latin. Cette nouvelle débâcle doit nécessairement remettre en cause tant les modes de gestion et l’éthique (osons le mot!) de dirigeants économiques que l’existence même d’entreprises privées considérées comme trop grandes pour être livrées à leur sort. Soyons libéraux avec des entreprises qui assument seules leurs naufrages, ou soyons étatistes avec des entreprises d’Etat pour les services qui doivent être assurés et concentrés. Mais que l’on en finisse avec la privatisation des bénéfices couplée à la nationalisation des pertes!

Jean-René Moret est docteur en études théologiques et pasteur à l’Eglise évangélique de Cologny (FREE, Genève).

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