Le mot du traducteur – Christian Viredaz

Christian Viredaz évoque son rôle de passeur, cette nécessaire «empathie fragile sans laquelle le passeur ne peut faire glisser dans l’autre langue l’essence du poème».
Le mot du traducteur 2
Christian Viredaz DR

pour Jochen Kelter

Comment dire non à un ami de longue date dont on n’a plus eu de nouvelles depuis pas loin d’un quart de siècle et qui un jour vous adresse un courriel sollicitant de vous que vous œuvriez en passeur pour faire vivre ses vers dans l’aire francophone?

Et que faire quand, à première lecture, vous vous retrouvez comme un étranger sur le seuil d’une porte qu’il vous semble avoir trop de peine à ouvrir – tel l’interprète devant une partition codée dont il pense ne pas avoir reçu la clé?

Telle a été ma première impression en parcourant les deux volumes que Jochen m’avait fait envoyer par son éditeur, Caracol Verlag, le premier (de 2020) portant, sur une sobre couverture verte, ce titre emprunté à Schubert (ou plutôt à Wilhelm Müller): Fremd bin ich eingezogen, qu’on pourrait traduire par: «En étranger j’ai pris demeure», tiré du Voyage d’hiver (Gute Nacht) – et voici que tarit ma voie d’encre, telle une auto en panne quand le feu passe au vert.

Le second a pour titre, sur une sobre couverture rouge, Im Grauschlaf stürzt Emil Zátopek (2021), qu’aussitôt j’interprète instinctivement, trébuchant sans doute à mon tour, comme la chute de cette légende du marathon dans la grisaille du demi-sommeil. Une couverture rouge comme un crépuscule de colère brûlant le drapeau noir de la Mélancolie.

À en entamer la lecture, l’impression est d’abord la même mais, au fil des pages, à la troisième lecture, par la grâce de cette empathie fragile sans laquelle le passeur ne peut faire glisser dans l’autre langue l’essence du poème, je parviens enfin à me couler dans le corps de quelques-uns de ces poèmes où la voix bourrue du poète, trop longtemps retenue en-deçà de l’intime, restant en apparence à la surface opaque du non-dit, livre enfin sur le ton de la confidence comme une angoisse frémissant à l’approche de la fin inéluctable.

Cette impression seconde se confirmera bientôt à la lecture des inédits de Verwehtes Jahrhundert («Un siècle balayé»), à paraître bientôt, où la confidence se fait de plus en plus présente. Et c’est alors enfin qu’en traducteur n’ayant plus moi-même un demi-siècle à vivre, je perçois dans l’appel du compagnon de route de jadis cette urgence qui mérite que devant elle je m’incline. Ces quelques traductions sont une tentative de le faire dignement, en attendant l’espace d’un volume plus ample où poursuivre de concert avec un confrère plus jeune, comme en réponse à l’appel au secours d’un siècle qui se noie.

Christian Viredaz 27 mars 2023

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