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En Suisse, le tri ne fait pas le moine

«Ne pas voir de déchets dans la rue n’est pas un critère suffisant pour une exemplarité en matière de gestion des déchets.» En ce domaine, la politique libérale helvétique – axée sur l’innovation technique, la responsabilité individuelle et l’externalisation du traitement – est insuffisante d’un point de vue environnemental, d’après la revue Moins!. Analyse.
En Suisse, le tri ne fait pas le moine
«La volonté individuelle et le libre marché sont des leurres en matière environnementale, les règles du jeu doivent être beaucoup plus restrictives.» Photo: campagne d’information de la Ville de Genève intitulée «Bande de sauvages», en septembre 2019. KEYSTONE
Recyclage

Quand on arrive en Suisse de l’étranger, une des premières choses qui frappent ce sont les poubelles de tri que l’on retrouve dans les gares. Rien d’étonnant à cela, tout le monde sait que les Helvètes sont les champion·nes du recyclage: c’est de l’ordre du récit national à l’intérieur du pays et du cliché touristique à l’extérieur. Papier, PET, alu, tout est trié, à croire qu’ici l’incinération de déchets n’est qu’un lointain souvenir. La réalité est pourtant un peu moins belle.

On parle de déchet pour tout matériau, substance ou produit qui a été jeté car il n’avait plus d’utilisation précise. Dans nos sociétés modernes, ces déchets peuvent être de natures diverses, allant de l’épluchure de fruits aux sous-produits de transformation industrielle. Cet article se concentre sur les déchets ménagers.

Jusqu’il y a encore cent ans, il était très courant en Suisse de déverser ses déchets ou leur résidu de combustion directement dans les rivières et les marécages. Il arrivait également que les ordures soient enfouies ou alors utilisées pour enrichir les sols, comme dans le cas du Seeland, aujourd’hui grenier productiviste de la Suisse, dont les sols marécageux étaient initialement très pauvres.

C’est durant les conflits mondiaux que l’on commence à voir apparaître des filières de collectes séparées, y compris pour le compost, la période étant à l’incertitude et le gaspillage pas réellement une option. Cependant, la rapide augmentation de la consommation et de son pendant en production de déchets dans la période d’après-guerre exigera la mise en place des fours incinérateurs au sein d’usines de traitement des déchets. Les sols pollués aux dioxines à Lausanne, cauchemar de l’exécutif communal actuel, sont l’héritage de ce passé récent (usine d’incinération du Vallon) et nous rappellent que la responsabilité intergénérationnelle n’est pas un terme creux.

La période des «Trente glorieuses» marquera ensuite l’âge d’or du pétrole et de ses dérivés, dont la myriade de produits plastiques pour lesquels l’industrie fossile a mis toute sa force de communication afin d’en faire des produits-miracles. Depuis cette période, la quantité de déchets urbains produits ne cessera d’augmenter, passant dans les années 1970 de 1,9 à 6,1 millions de tonnes par an en 20201>OFEV (bafu.admin.ch), «Matières premières, déchets et économie circulaire: en bref», novembre 2022.. Par tête d’habitant, cela représente, sur la même période, une évolution d’environ 300 kg à plus de 700 kg par an. Ce n’est donc pas un simple rapport linéaire couplé à la démographie qui explique cette augmentation, ce sont ici bien nos modes de consommation qui sont en question.

Des choix politiques

S’il ne fait pas de doute que le remblayage des marais avec des déchets de toutes sortes fait aujourd’hui parti d’un lointain passé, il est déplorable de voir que la politique suisse de gestion des déchets reste ancrée dans les fondamentaux libéraux.

L’Office fédéral de l’environnement (OFEV) signale ainsi que «le pouvoir économique de la Suisse ainsi que le pouvoir d’achat de la population favorisent les besoins élevés en matières premières et une consommation soutenue» et que «les réglementations et le marché n’incitent que peu de fabricants à concevoir leurs produits de telle sorte qu’ils aient une longue durée de vie et soient réparables, autrement dit à prêter attention à leurs possibilités de réutilisation. De nombreuses matières premières deviennent vite des déchets en raison des facteurs susmentionnés.» Ce constat étant fait, nous pourrions attendre des pouvoirs publics qu’ils agissent en conséquence, dans un contexte où la consommation de ressources – qui implique l’extraction et la transformation de matières premières, d’ailleurs souvent fossiles – est une des principales causes du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. Et c’est là que le bât blesse. La politique suisse de gestion des déchets se contente, dans une vision très libérale, de laisser faire le marché en proposant quelques ajustements.

Les maîtres mots de cette politique, également une sorte de mantra pour bien d’autres domaines, sont l’innovation technique, la responsabilité individuelle et l’externalisation du traitement. La première composante revient très souvent dans les rapports de l’OFEV sur la question. La deuxième se concrétise par la participation financière de la population, via une taxe publique ou une contribution financière, mise en place par l’économie privée, à l’achat de certains emballages ou produits (piles, verres, PET, alu…). Les taxes aux sacs poubelles, le tri à la source et les campagnes contre le littering [l’abandon sauvage de déchets dans l’espace public] se placent dans le même état d’esprit de décharger les politiques publiques sur les individus. Et finalement la troisième composante se traduit par l’expédition de 365’000 tonnes de déchets dangereux ainsi que de 3,7 tonnes d’autres déchets, essentiellement des matériaux d’excavation, vers l’étranger (2017).

Les chiffres sont pourtant là pour nous rappeler que cette approche politique est au mieux insuffisante, au pire malhonnête. Ne pas voir de déchets dans la rue n’est pas un critère suffisant pour une exemplarité en la matière. D’après Eurostat2>Eurostat, «492 kg of municipal waste generated per person in the EU», mars 2020., la Suisse se place ainsi à la troisième place européenne en termes de production de déchets ménagers par habitant et par an, après le Danemark et la Norvège. En ce qui concerne le recyclage (soit le procédé de traitement des déchets permettant de réintroduire certains de leurs matériaux dans la production de nouveaux produits), si notre pays a pu longtemps se targuer d’être premier de classe européenne avec des taux au-dessus de 50%, il se fait désormais rattraper par la moyenne européenne. Ainsi, toujours selon Eurostat, entre 2007 et 2017, quand le taux moyen de recyclage dans l’UE est passé de 35% à 46,4%, en Suisse les taux ont stagné, passant de 51% à 52,4%.

Les mantras libéraux ne suffisent pas

Sur la question de l’utilisation du plastique à usage unique, la situation est carrément catastrophique selon l’ONG OceanCare. Elle signale ainsi que «la Suisse est le pays d’Europe le plus en retard et le plus coupable sur le sujet de la réduction du plastique à usage unique»3>OceanCare, «Europe’s laggard – Switzerland cannot recycle its way out of its plastic problem», janvier 2023.. Sur les 14’000 tonnes de déchets plastiques, seuls 10% ont une deuxième vie. Ces 10% sont imputables essentiellement au recyclage du PET, au taux très élevé en Suisse. Un PET qui est devenu le porte-étendard de la politique de recyclage suisse et qui, à l’image de cette dernière, n’est que l’arbre qui cache la forêt.

Consciente des enjeux et dans une prise de responsabilité exemplaire, la majorité de droite du Conseil national a décidé l’été passé de refuser l’interdiction de la vaisselle à usage unique pour la vente à l’emporter. Tel un vrai concerto pour violon, les arguments habituels d’entrave à la liberté économique et de responsabilisation en cours des entreprises ont pu être entendues dans les murs de la Chambre basse.

Ces politiques hypocrites et autres mythes doivent cesser. Le Courrier signalait même dans un récent article que l’OFEV n’était même pas en capacité de connaître réellement le flux de déchets réel en raison d’un manque de transparence législatif. Nous n’avons vraiment pas de quoi fanfaronner. Arrêtons de nous voiler la face, la volonté individuelle et le libre marché sont des leurres en matière environnementale, les règles du jeu doivent être beaucoup plus restrictives. Un changement de paradigme radical est absolument nécessaire, le fardeau de la gestion des déchets ne doit plus reposer exclusivement sur les politiques de tri et d’économie circulaire, mais sur des limitations drastiques imposées au niveau de la production.

Le meilleur déchet reste celui qu’on ne produit pas.

Notes[+]

Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°63, mars-avril 2023, www.achetezmoins.ch/

En lien avec ce sujet: le Muséum d’histoire naturelle de Genève présente jusqu’au 22 avril 2023 une exposition intitulée «Plastic Léman» sur la thématique de la pollution aux microplastiques, hall du 2e étage, 1 rte de Malagnou, ma-di, 10h-17h. Entrée libre.

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