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«Nous reviendrons et nous serons des millions»

Sous la crise politique majeure que traverse le pays, la colère de la population péruvienne ne tarit pas. Cette révolte sociale vient de loin. C’est, selon l’écrivain suisso-péruvien Nilo Tomaylla, une «bombe à retardement, née dans la brèche qui sépare pauvres et riches, [qui] menace d’exploser».
Pérou

L’histoire raconte qu’en 1526, dans l’île d’El Gallo, près de la frontière actuelle de la Colombie et de l’Equateur, le futur «conquistador» du Pérou, Francisco Pizarro, traça de son épée une ligne sur le sable et harangua ses troupes: «De ce côté-ci, vous resterez misérables; de ce côté-là, vous serez riches jusqu’à la fin de vos jours. Choisissez!» Seuls douze hommes, sur un contingent de 112 rongé par la déception et la maladie, franchirent la ligne. Le drame Nord-Sud était né. Pizarro, soldat analphabète, fut anobli marquis et reçut un palais au centre de Lima. C’est aujourd’hui le siège du gouvernement du Pérou.

La nouvelle présidente Dina Boluarte vient d’accomplir 100 jours à la tête du gouvernement péruvien marqués par un bilan de plus de 70 morts, victimes de la violente répression policière qui a accompagné les récentes manifestations antigouvernementales. Depuis décembre 2022, ces mobilisations pacifiques exigent la démission de l’actuel gouvernement, la dissolution du parlement, voire une nouvelle Constitution, ainsi que la liberté pour Pedro Castillo, le président de gauche déchu et placé en détention.

Cette marée humaine qui proteste contre le nouveau régime s’apparente à celles de Tupac Amaru et Tupac Katari, héros respectifs de la résistance quechua et aymara, qui menèrent une lutte contre le pouvoir colonial des Bourbons en 1781, soldée par la défaite des rebelles. Comme un écho, résonne encore dans la mémoire collective la phrase qu’ils prononcèrent avant d’être écartelés par quatre chevaux: «Nous reviendrons et nous serons des millions.» Aujourd’hui, c’est le ras-le-bol d’un peuple humilié par des siècles de domination qui s’exprime.

Il existe au Pérou une imposture intellectuelle immiscée dans les théories de gauche. Des concepts tels que «minorité ethnique», «populations aborigènes» utilisés dans l’analyse des révoltes sociales cachent un discours paternaliste, inspiré entre autres du positivisme du XIXe siècle. Au Pérou, de telles minorités n’existent pas. En réalité, 85% des Péruvien·nes sont issu·es des souches indigènes quechua et aymara. Si une minorité existe bel et bien, elle est représentée par une élite qui agit en maître du pays. Ces quelques privilégié·es ont tissé un modèle basé sur des archétypes suprémacistes. Les hiérarques de l’armée, de la police, de la presse, des grandes écoles professionnelles, de l’Eglise même descendent de cette lignée.

Le président Castillo avait bridé certains de leurs privilèges, comme en mettant fin au transfert d’argent public aux pontes de la presse via la publicité d’Etat, ou encore en exigeant des grandes entreprises l’acquittement de leurs dettes fiscales. La presse liménienne qui s’acharnait hier sur Pedro Castillo garde aujourd’hui le silence face aux agissements d’un régime «génocidaire»: preuve en est que l’actuelle présidente vient de lui restituer la manne. 1>Le parquet péruvien a ouvert une enquête pour «génocide» contre Dina Boluarte et plusieurs hauts responsables en lien avec la répression, ndlr.

Avec la mise en œuvre de la politique néolibérale d’Alberto Fujimori dès 1990, tout a été privatisé, y compris l’éducation. Septante pour cent de la population active a été livrée à son sort dans une économie informelle. Injustement, c’est ce secteur qui contribue le plus au trésor public, via l’impôt indirect sur la consommation. Cette bombe à retardement, née dans la brèche qui sépare pauvres et riches, menace d’exploser.

Les marches qui exigent le départ de Dina Boluarte et la dissolution du Congrès continuent. Actuellement, le pouvoir législatif n’atteint pas le 7% d’acceptation dans un pays de 33 millions d’habitant·es. Le faste dans lequel vivent les parlementaires contribue à accentuer le mécontentement populaire. De plus, le Pérou voit les inclémences de la nature s’ajouter à ses déboires. La présidente vient de lancer un appel au volontariat, alléguant le manque d’argent, pour lutter contre le phénomène climatique El Niño qui provoque des huaycos (glissements de terrain dévastateurs), tout en annonçant par ailleurs l’achat de 12 hélicoptères pour les forces armées.

Le mal-être du Pérou s’est répliqué à l’extérieur. Plusieurs rassemblements de soutien au peuple andin ont eu lieu sur la place des Nations, à Genève. Ces manifestations de solidarité, au cours desquelles on a pu voir Wilfredo Robles, l’avocat du président Castillo, Lourdes Wanka, représentante de peuple aymara, ainsi que des personnalités politiques suisses comme Carlo Sommaruga ou Antonio Hodgers, nous rappellent que le destin du lointain Pérou pourrait être aussi le nôtre. La Suisse est en effet le bout d’une route du convoyage de l’or issu des entrailles de la Pachamama (Terre-mère) de ce pays ensanglanté.

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