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L’homme au chapeau de paille

Nilo Tomaylla livre un éclairage sur le premier tour des élections présidentielles péruviennes du 11 avril, qui a notamment vu émerger un total outsider, Pedro Castillo, candidat d’un petit parti de la gauche radicale, en tête pour la seconde manche.
Pérou

Sous le signe de la pandémie et d’une commémoration sans éclat des 200 ans de l’avènement de la République (1821), le Pérou a tenu le 11 avril ses élections présidentielles. Emergeant des profondeurs rurales de la région de Cajamarca, Pedro Castillo Terrones a créé la surprise. Candidat inconnu représentant la gauche radicale, il s’est hissé en tête de liste pour le second tour avec 19% des voix, devant la populiste de droite Keiko Fujimori qui lui fera face le 6 juin.

Le déboire politique est cinglant. Des partis traditionnels et leurs mastodontes, favoris de la presse et des instituts de sondage, ont été profondément ensevelis. Le résultat, c’est la naissance d’un leader doté d’une aura inédite, portant le chapeau de paille caractéristique de sa région. Le dernier jour de sa campagne électorale, Castillo est entré dans Lima, la capitale, au galop sur un cheval fougueux. Cet enseignant d’école primaire, syndicaliste et paysan est désormais devenu un acteur incontournable de la scène politique, salué par des personnalités comme l’ancien président bolivien Evo Morales.

Sa position hétérodoxe n’en surprend pas moins. S’il a promis de faire disparaître la bureaucratie dorée en réduisant les salaires des député·es, ministres et hauts dignitaires au niveau du revenu d’un maître d’école, sur les questions de société, en revanche, il s’oppose farouchement au mariage pour tous et à l’avortement.

Quant à Keiko Fujimori, arrivée deuxième avec 13,3% des voix, elle a promis, une fois élue, de remettre en liberté son papa, l’ancien président déchu Alberto Fujimori (1990-2000), écroué pour corruption et violation grave des droits humains, pour ensuite se consacrer au maintien d’une politique économique néolibérale inaugurée en 1990.

Dans le premier round de la course électorale, il y en a eu pour tous les goûts, avec 18 candidat.es en lice. Rafael Lopez Aliaga, milliardaire «amoureux de la Vierge Marie» selon ses dires, adepte des mortifications et des valeurs ancrées dans la tradition et le capital, a malgré ses nombreux soutiens été mis hors d’état de nuire. Autre candidat malheureux, Hernando de Soto; cet économiste libéral octogénaire avait choisi comme conseiller politique Andrés Hurtado «Chibolin», un personnage caricatural du showbiz liménien, qui avait déclaré dans une émission télévisée être envoyé par les extraterrestres pour sauver l’humanité. Résultat décevant aussi pour Veronika Mendoza, candidate du centre-gauche, originaire du Cusco et diplômée de la Sorbonne. Assaillie sans merci par une presse manipulatrice, elle a été mise à l’écart.

Dans le bilan de ces deux siècles de République où quelques dictateurs n’ont pas été pires que certains présidents issus du vote démocratique, le résultat est déficitaire. Le Pérou, puissant producteur de matières premières, n’a pu offrir à sa population un niveau de vie à la hauteur de cette richesse; la même élite au pouvoir, héritière du colonialisme, a toujours été favorisée économiquement. Un pays qui a donné naissance à plus de mille variétés de pommes de terre importe étonnamment des patates surgelées de Hollande ou de Belgique. Dans le sud où se trouvent les gisements et l’exploitation du gaz, la population se sert encore du bois pour cuisiner, la bouteille de gaz y coûtant le double qu’ailleurs. L’Etat a privilégié une politique favorable aux exigences du capital au détriment des besoins de la population. Pedro Castillo a promis d’étatiser la compagnie gazière.

Une autre raison qui explique son étonnante performance électorale se trouve dans la composante ethnique de la population péruvienne. A différence de celles des pays voisins comme le Chili ou l’Argentine, majoritairement d’origine européenne, le Pérou est composé essentiellement de populations métisses, indigènes, noires et chinoises, historiquement marginalisées, tandis qu’une minorité blanche constitue le noyau de l’élite du pays. Situation entretenue par un Etat inique. Il y a eu des exceptions dans l’histoire politique du pays, comme celle d’Alejandro Toledo, un indigène passé par Harvard et arrivé à la présidence (2001 à 2006). Piètre personnage qui, à la fin de son mandat, a pris la fuite vers les Etats-Unis avec un pactole de 20 millions de dollars de pots-de-vin émanant du groupe brésilien de BTP Odebrecht.

Le Pérou est sans doute le seul pays du continent où tous les derniers présidents ont été rattrapés par la justice, et la plupart placés sous les verrous – de même que l’actuelle candidate Keiko Fujimori. La corruption est flagrante depuis ces trente dernières années – 80 milliards de dollars de pertes estimées pour le pays. Et le retour des fonds compliqué. Les 15 millions déposés dans les banques suisses par Vladimir Montesinos, ancien bras droit de la famille Fujimori, illustrent les dédales tortueux auxquels est confronté le pays pour récupérer ses biens.

La grande presse basée à Lima, qui n’avait accordé nulle importance à Pedro Castillo durant sa campagne électorale, vient aujourd’hui lui rendre visite dans un coin perdu des Andes, au milieu de son champ de maïs. Le Pérou vacille entre le retour à un passé sombre si Fujimori remporte le second tour ou une nouvelle ère à inaugurer si Castillo en sort vainqueur. Entre la séculière déréliction ou l’éternelle espérance, tout peut arriver.

Ecrivain suisso-péruvien.

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