Climat: du bon usage des dystopies
Le GIEC vient tout juste de terminer son sixième cycle et de publier son rapport. Les échanges se sont déroulés en Suisse, à Interlaken. Les enseignements du rapport sont sans appel: il fera plus chaud, plus vite, et le rythme de réduction des émissions n’est pas suffisant pour endiguer le processus de réchauffement climatique. Au-delà du constat, il est nécessaire de repenser la manière dont on donne à voir aux citoyen·nes et aux décideurs et décideuses politiques les impacts du changement climatique. Ainsi, nous proposons de mettre en perspective les vertus des dystopies qui, à notre sens, peuvent constituer un nouveau média de la communication sur le changement climatique.
Si les études scientifiques et les groupes d’expert·es peinent à disséminer leurs messages et leurs observations au sujet du changement climatique, il apparaît nécessaire de renouveler les médias et les modalités de communication. Nous faisons ici le pari que l’approche par les dystopies est susceptible de faire vaciller les cœurs et les imaginaires en vue de favoriser la prise de conscience et les changements de comportements. En effet, les conditions de vie incertaines de l’humanité à moyen terme rebattent les cartes distribuées, les visions et les imaginaires positifs de l’avenir de nos sociétés. Ces cartes revêtaient les couleurs d’un progrès technologique optimiste, à l’enseigne du bien-être individuel et collectif, de l’élévation de toute une société.
Avec ces cartes en main, les utopies, ou du moins les modèles de sociétés qui auraient tendu vers elles, étaient gagnantes. Face au monde incertain vers lequel nous avançons, ces utopies semblent prises de convulsions et amorcent une étonnante transformation. Les dystopies et les visions qui en découlent s’imposent au fur et à mesure de la publication des rapports du GIEC et de la multitude d’études scientifiques qui les accompagnent. Cette transformation marque une rupture particulièrement forte dans les imaginaires individuels et collectifs. Comme symptôme, on observe notamment la croissance de l’éco-anxiété en particulier chez les jeunes, le procès des boomers et le scepticisme vis-à-vis de la réalité du réchauffement climatique.
Pour faire face et ne plus regarder ailleurs pendant que notre maison brûle, il s’agirait d’agir sur les imaginaires. Pour envisager un avenir incertain, une approche dystopique peut présenter certains avantages. Les dystopies prennent formes à travers les romans (bien entendu 1984 de Georges Orwell mais aussi, plus près de nous, Après le monde d’Antoinette Rychner ou encore Forêt-Furieuse de Sylvain Pattieu) et le cinéma (Blade Runner de Ridley Scott, L’Armée des 12 singes de Terry Gilliam ou Snowpiercer de Bong Joon Ho). Elles présentent des régimes totalitaires qui privent les populations de leurs libertés fondamentales. Elles alertent sur les dérives technologiques. Elles font état des conditions de survie de l’humanité à la suite d’une catastrophe écologique majeure. Elles donnent à voir les sociétés qui n’ont pas anticipé le choc.
Il est envisageable de dépasser la dimension fictionnelle en prenant les dystopies au sérieux. L’approche dystopique présente un intérêt préventif et pédagogique certain. Elle indique le scénario de l’inacceptable, qui lui confère par ailleurs un pouvoir fédérateur. Les dystopies doivent être manipulées avec précaution, au risque d’entraîner dans leur sillage un pessimisme généralisé. Elles peuvent néanmoins aussi susciter prise de conscience et débat public, devenir un outil de prospective et de concertation. Elles peuvent être envisagées comme une démarche critique qui donne à voir les conséquences du présent, en s’opposant strictement à l’utopie.
Une tonalité sombre dans l’exercice de la scénarisation des futurs possibles pourrait fédérer les acteurs et aiguiser leur sens critique. Les dystopies ont jalonné la littérature et le cinéma, la conjonction avec les avertissements du GIEC leur donne aujourd’hui un sens nouveau. Prendre le risque de les mettre au centre de la table permettrait de faire émerger les conditions d’un sursaut collectif pour mieux appréhender l’avenir de nos sociétés et susciter les scènes renouvelées du débat public et politique. Ici, le monde de l’art et les acteurs socioculturels ont un grand rôle à jouer qu’il conviendrait d’accompagner collectivement.